Colère et tristesse : deux expressions émotionnelles d’un même conflit ? Une lecture comportementale

Le 05/07/2025 0

En résumé

La colère et la tristesse sont souvent considérées comme des émotions opposées, l'une tournée vers l'extérieur, l'autre vers l'intérieur. Pourtant, elles peuvent s’enchaîner, coexister, voire se substituer l’une à l’autre. Cet article explore leur lien fonctionnel et émotionnel sous une perspective comportementale, en mettant en lumière leurs mécanismes, leurs fonctions adaptatives et leurs implications thérapeutiques.

En introduction

Les émotions humaines jouent un rôle crucial dans l’adaptation de l’organisme à son environnement. Elles servent de guide pour ajuster nos comportements face aux événements significatifs. Parmi elles, la tristesse et la colère apparaissent fréquemment dans le discours clinique, en particulier dans les contextes de perte, de frustration ou d’injustice.

Si, d’un point de vue phénoménologique, elles semblent opposées – l’une inhibitrice, l’autre mobilisatrice – leur analyse comportementale révèle une complémentarité fonctionnelle. Dans bien des cas, ces deux émotions émergent du même contexte déclencheur et peuvent s'influencer mutuellement.

Compréhension comportementale des émotions

L’approche comportementale considère l’émotion non pas comme une entité autonome mais comme un ensemble de réponses (physiologiques, cognitives, comportementales) organisées autour d’un stimulus déclencheur et renforcées selon leurs conséquences.

Dans cette optique, la colère et la tristesse sont des comportements émotionnels socialement et historiquement conditionnés, façonnés par l’histoire individuelle de renforcement. La colère est souvent associée à une tentative de reprise de contrôle, tandis que la tristesse reflète un désengagement passif, souvent renforcé par l’attention ou le soutien social reçu (Skinner, 1953 ; Frijda, 1986).

Tristesse et colère : deux réponses à une perte ou une frustration

La tristesse apparaît généralement comme une réponse émotionnelle à une perte perçue : d’un lien, d’une opportunité, d’un statut ou d’un espoir. Elle induit un ralentissement, un retrait, favorisant l’introspection et la recherche d’aide. À l’inverse, la colère survient lorsque l’individu perçoit un obstacle à ses objectifs ou une injustice menaçant son intégrité ou ses attentes.

Pourtant, dans bien des situations, la perte qui engendre la tristesse contient aussi une dimension de frustration – et donc un potentiel de colère. Une séparation amoureuse, par exemple, peut activer simultanément la tristesse de la perte et la colère contre l'autre ou soi-même. Ce chevauchement n’est pas pathologique, mais adaptatif : chaque émotion remplit une fonction complémentaire.

 « Il n’y a pas de colère sans perte, pas de perte sans colère. » (Averill, 1982)

Fonctions adaptatives des deux émotions

En tant que produits de l’évolution, colère et tristesse ont survécu car elles servent une fonction adaptative.

La tristesse facilite l’acceptation d’un événement irréversible et mobilise l’environnement social (pleurs, retrait, discours plaintif), ce qui peut générer du soutien et de la compassion.

La colère, quant à elle, favorise la mobilisation énergétique nécessaire pour repousser une menace, défendre ses droits ou corriger une injustice. Elle est tournée vers l'action, la transformation, voire la réparation.

Sous un angle comportemental, ces deux états émotionnels peuvent donc être analysés à travers leur fonction de régulation des contingences sociales et environnementales. La colère apparaît quand un comportement assertif est possible ou a été renforcé dans le passé ; la tristesse se maintient lorsqu’un comportement de retrait ou de demande d’aide a été renforcé.

Colère masquant tristesse : stratégie d’évitement émotionnel

Dans certains cas, la colère peut agir comme une stratégie d’évitement émotionnel. Plutôt que de ressentir la vulnérabilité inhérente à la tristesse – émotion perçue comme faible ou menaçante dans certains contextes culturels ou familiaux –, l’individu peut adopter une posture colérique. Cela est particulièrement fréquent chez des personnes pour qui l’expression de tristesse n’a jamais été validée ou a été punie.

Hayes et al. (1999), dans le cadre de la thérapie ACT (Acceptance and Commitment Therapy), parlent d’évitement expérientiel : l’individu fuit certaines émotions internes douloureuses en les recouvrant d’émotions plus "acceptables" ou socialement renforcées. Dans cette logique, la colère est parfois renforcée parce qu’elle donne une illusion de contrôle ou permet de se couper du sentiment de perte.

Ce phénomène est souvent observable en clinique : un patient en colère contre son ex-partenaire pourra, après un travail de décantation émotionnelle, exprimer une tristesse intense liée à l’abandon. La colère initiale n’était qu’un masque fonctionnel visant à éviter l’affect douloureux de la perte.

Implications cliniques : analyser les fonctions comportementales

D’un point de vue thérapeutique, il est essentiel de ne pas se focaliser uniquement sur le contenu verbal ou la topographie de l’émotion exprimée (colère, tristesse, etc.), mais d’en analyser la fonction.

  • Que permet cette émotion ?
  • Quel comportement accompagne-t-elle ?
  • Quelles sont ses conséquences dans l’environnement de l’individu ?

L’analyse fonctionnelle (S-O-R-C : Situation – Organisme – Réponse – Conséquence) permet de décoder le rôle joué par ces émotions dans le maintien ou la modification des comportements. Dans cette perspective, le thérapeute peut aider le patient à identifier les renforcements sociaux, cognitifs ou physiologiques qui maintiennent l’émotion dominante, et l’accompagner vers une expression plus congruente.

Les outils comportementaux comme l’exposition émotionnelle (pour tolérer la tristesse), les jeux de rôle assertifs (pour canaliser la colère), ou encore les techniques de pleine conscience (pour observer l’émotion sans s’y fondre) sont des ressources efficaces pour rééquilibrer ce système émotionnel.

En conclusion

Colère et tristesse ne sont pas des ennemies, ni même des opposées. Elles peuvent être vues comme les deux faces d’un même processus adaptatif : la réponse à la perte, à la frustration ou à l’injustice. Leur enchaînement, leur substitution ou leur coexistence s’expliquent non pas par une logique émotionnelle simpliste, mais par une analyse fonctionnelle des comportements qui les accompagnent.

Dans l'accompagnement psychothérapeutique, comprendre ces dynamiques permet d’aider le patient à décoder ses réactions émotionnelles, à lever les stratégies d’évitement, et à favoriser des comportements plus ajustés à ses valeurs et à son environnement.

Références

Averill, J. R. (1982). Anger and Aggression: An Essay on Emotion. Springer.

Ekman, P. (1992). An argument for basic emotions. Cognition & Emotion, 6(3–4), 169–200.

Frijda, N. H. (1986). The Emotions. Cambridge University Press.

Hayes, S. C., Strosahl, K. D., & Wilson, K. G. (1999). Acceptance and Commitment Therapy: An Experiential Approach to Behavior Change. Guilford Press.

Izard, C. E. (1992). Basic emotions, relations among emotions, and emotion–cognition relations. Psychological Review, 99(3), 561–565.

Kuppens, P., Van Mechelen, I., Smits, D. J., & De Boeck, P. (2003). The appraisal basis of anger. Emotion, 3(3), 254–269.

Lazarus, R. S. (1991). Emotion and Adaptation. Oxford University Press.

Skinner, B. F. (1953). Science and Human Behavior. Macmillan.

 

Entre colere et tristess

 

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