criminologie

Prédire un crime ? Pourquoi c'est impossible (et pourquoi c'est important de le dire)

Le 14/12/2025

« Comment a-t-on pu laisser faire ? Les signes étaient là ! »

Après chaque fait divers, la même ritournelle. Mais la vérité est inconfortable : prédire un crime est impossible. Pas faute de moyens ou de vigilance, mais pour des raisons épistémologiques fondamentales.

Dans cet article, j'explique :

• Pourquoi le biais rétrospectif nous trompe

• Pourquoi facteurs de risque ≠ certitude

• Pourquoi les algorithmes prédictifs sont une impasse

• Ce qu'on peut faire (vraiment) : comprendre, pas prédire

Humilité épistémologique ≠ impuissance. C'est une exigence éthique et scientifique. 

 

Après chaque fait divers tragique, la même ritournelle médiatique : « Les signes étaient là », « On aurait dû voir venir », « Comment a-t-on pu laisser faire ? ». Voisins, collègues, proches défilent pour témoigner : « Il était bizarre, renfermé, il avait un regard étrange. » Les experts s'enchaînent sur les plateaux : « Tous les ingrédients du passage à l'acte étaient réunis. »

Et immanquablement, la question surgit : pourquoi n'a-t-on pas pu prédire ce crime ?

La réponse est simple, mais inconfortable : parce que c'est impossible.

Non pas faute de moyens, de vigilance ou de compétence. Mais parce que la prédiction individuelle d'un passage à l'acte criminel se heurte à des limites épistémologiques fondamentales que ni l'intelligence artificielle, ni les grilles de risque les plus sophistiquées, ni l'expertise la plus pointue ne peuvent surmonter.

Voici pourquoi.

 

Le piège du biais rétrospectif : après coup, tout semble évident

Reprenons un cas médiatisé : Jonathan Daval, qui tue son épouse Alexia en octobre 2017. Après le crime, les médias reconstituent son parcours. On repère des « signes » : discours incohérents sur son parcours professionnel, relation fusionnelle avec Alexia, isolement social relatif. Les commentateurs concluent : « C'était prévisible, tous les signes étaient là. »

Mais avant le crime, ces mêmes signes n'étaient ni visibles, ni significatifs.

Des millions de personnes mentent sur leur CV, ont des relations fusionnelles, vivent de manière discrète, sans jamais tuer leur conjoint. Avant le passage à l'acte, ces comportements sont noyés dans le bruit de fond de la vie ordinaire. Ils ne deviennent des « signes avant-coureurs » qu'après coup, parce qu'on les relit à travers le prisme du crime commis.

C'est le biais rétrospectif (hindsight bias), décrit par les psychologues Fischhoff et Beyth dans les années 1970 : notre tendance à surestimer a posteriori la prévisibilité d'un événement. Une fois qu'un événement s'est produit, nous reconstruisons le passé de manière à le rendre « évident », « inévitable ». On se dit : « J'aurais dû le voir. »

Mais non. Avant, vous ne pouviez pas le voir. Personne ne pouvait.

 

Facteurs de risque ≠ certitude : la confusion dangereuse

« Oui, mais il présentait des facteurs de risque ! Structure de personnalité fragile, antécédents traumatiques, contexte relationnel toxique... »

Certes. Mais identifier des facteurs de risque n'est pas prédire un passage à l'acte.

Prenons un exemple médical, plus facile à objectiver : un homme de 60 ans, fumeur, hypertendu, diabétique, présente un risque élevé d'infarctus. Le médecin prescrit un traitement préventif, recommande l'arrêt du tabac, l'exercice physique. Mais il ne peut pas prédire si ce patient précis fera un infarctus, quand, ni avec quelle gravité.

Certains patients à risque très élevé ne font jamais d'infarctus. D'autres, à risque faible, en font un à 45 ans. Les facteurs de risque augmentent la probabilité en population (« Sur 100 fumeurs hypertendus diabétiques, 30 feront un infarctus dans les 10 ans »), mais ne permettent pas de prédire individuellement.

Idem pour le passage à l'acte criminel.

Des milliers de personnes cumulent des facteurs de risque (structure de personnalité limite ou psychotique, antécédents de violence, contexte familial toxique, consommation d'alcool, isolement social) sans jamais tuer. La majorité des sujets présentant ce profil ne passent jamais à l'acte homicidaire. Ils souffrent (dépressions, addictions, tentatives de suicide, relations chaotiques), mais ils ne tuent pas.

 

Alors, qu'est-ce qui distingue ceux qui passent à l'acte de ceux qui ne passent pas ?

Des micro-variables impossibles à mesurer avant le passage à l'acte : seuil individuel de saturation pulsionnelle, intensité émotionnelle du moment précis, séquence interactionnelle exacte, parole prononcée ou tue, présence ou absence d'un tiers, état de fatigue, taux d'alcoolémie à cet instant-là, signification subjective d'un événement banal pour autrui mais déclencheur pour ce sujet-là.

Ces variables ne sont pas accessibles à l'observation externe. On ne dispose pas d'un « refoulomètre » qui indiquerait : « Attention, saturation à 95 %, passage à l'acte imminent. »

Le fantasme de l'algorithme salvateur : « L'IA va tout résoudre »

Face à cette impuissance prédictive, une tentation techniciste : « Avec l'intelligence artificielle, on va enfin pouvoir repérer les futurs criminels. Des algorithmes analyseront des milliers de données (historique judiciaire, posts sur les réseaux sociaux, géolocalisation, consommation de contenus violents), identifieront les profils à risque, alerteront les autorités. »

Ce fantasme est doublement problématique.

1. Techniquement, ça ne marche pas.

Les algorithmes prédictifs fonctionnent sur des corrélations statistiques en population. Ils peuvent dire : « Les personnes ayant ce profil (antécédents judiciaires + consommation de contenus violents + isolement social) ont un risque accru de passage à l'acte. » Mais ils ne peuvent pas dire : « Cette personne précise va commettre un crime. »

Résultat : des taux de faux positifs massifs. Si on enfermait préventivement tous les individus qu'un algorithme désigne comme « à risque », on incarcérerait des milliers d'innocents pour quelques criminels potentiels.

Scénario dystopique, éthiquement inacceptable, juridiquement impossible (on ne punit pas un crime non commis).

2. Éthiquement, c'est inacceptable.

Même si un algorithme était performant (supposons, par hypothèse absurde, 90 % de justesse), cela impliquerait une surveillance généralisée, une collecte massive de données intimes, une présomption de culpabilité fondée sur des « profils ». C'est Minority Report, pas une société démocratique.

Pire : cette surveillance ciblerait prioritairement les populations déjà marginalisées (jeunes des quartiers populaires, personnes avec antécédents psychiatriques, migrants), renforçant les discriminations existantes.

Le fantasme de l'algorithme salvateur est une impasse technique ET éthique.

 

Ce qu'on peut faire (vraiment) : comprendre, pas prédire

Reconnaître qu'on ne peut pas prédire individuellement, ce n'est pas renoncer à toute action. C'est simplement orienter nos efforts vers ce qui est possible, utile, éthique.

1. Analyser a posteriori pour comprendre

Après un crime, l'analyse comportementale permet de donner du sens : pourquoi ce sujet-là, avec cette histoire-là, dans ce contexte-là, a basculé dans l'acte ? Cette compréhension aide les proches de la victime à sortir de la sidération (« Pourquoi nous ? »), aide le criminel lui-même à élaborer psychiquement son acte (s'il en est capable), aide les professionnels (psychiatres, magistrats) à adapter les prises en charge.

Exemple : le modèle DS2C (que je développe dans mes travaux) articule quatre niveaux d'analyse — phylogenèse (substrat pulsionnel universel), tempérament (modalité individuelle de réactivité), structure de personnalité (névrose, psychose, limite), situation (contexte déclencheur) — pour comprendre a posteriori comment le passage à l'acte s'inscrit dans une logique structurelle et situationnelle cohérente.

Mais cette intelligibilité après coup ne signifie pas qu'on aurait pu prédire avant.

2. Identifier des facteurs de risque en population (pas en individu)

On peut repérer des populations vulnérables (femmes victimes de violences conjugales, personnes isolées avec troubles psychiatriques non suivis, adolescents en rupture familiale et scolaire) et proposer des interventions préventives :

Dispositifs d'écoute et d'hébergement d'urgence pour les victimes de violences conjugales.

Accès facilité aux soins psychiatriques pour les personnes en souffrance psychique.

Accompagnement social des jeunes en rupture.

Ces interventions ne prédisent pas qui va tuer, mais elles réduisent globalement le risque en sortant les sujets de l'isolement, en leur offrant des alternatives symboliques au passage à l'acte.

3. Former les professionnels à repérer les signes de vulnérabilité (pas de dangerosité)

Un médecin, un psychologue, un travailleur social, un enseignant peuvent repérer des signes de souffrance psychique : isolement croissant, discours suicidaire, consommation excessive d'alcool, violence verbale récurrente. Ces signes n'annoncent pas un crime, mais ils signalent une détresse qui nécessite une prise en charge.

L'objectif n'est pas de surveiller des « futurs criminels », mais d'accompagner des personnes en souffrance.

 

Pourquoi cette humilité est importante (éthiquement et scientifiquement) ?

Reconnaître qu'on ne peut pas prédire, c'est :

1. Respecter la complexité humaine. L'être humain n'est pas une machine dont on pourrait anticiper le comportement en connaissant tous les paramètres. Il reste un sujet, partiellement opaque à lui-même et aux autres, capable de surprise, de changement, de contradiction.

2. Éviter les dérives sécuritaires. Le fantasme prédictif nourrit des politiques de surveillance généralisée, de fichage préventif, de présomption de culpabilité. C'est une pente dangereuse pour les libertés publiques.

3. Préserver la rigueur scientifique. Affirmer qu'on peut prédire (sans en avoir les moyens réels), c'est tromper le public, les décideurs, les magistrats. C'est produire de fausses certitudes qui, lorsqu'elles échouent (un sujet évalué comme « non dangereux » récidive, ou inversement), discréditent toute l'expertise.

L'humilité épistémologique n'est pas une faiblesse, c'est une exigence éthique et scientifique.

 

Expliquer, ne pas prophétiser

Non, on ne peut pas prédire qui va commettre un crime. Ni avec des grilles de risque, ni avec des algorithmes, ni avec l'expertise la plus pointue. Les facteurs de risque existent, ils orientent la vigilance, mais ils ne désignent pas des futurs coupables.

Ce qu'on peut faire :

Comprendre a posteriori pour donner du sens, orienter les prises en charge, améliorer les pratiques.

Identifier des populations vulnérables (pas des individus dangereux) et proposer des interventions préventives.

Former les professionnels à repérer la souffrance psychique (pas la dangerosité future).

Ce qu'on ne peut pas faire :

Prédire individuellement qui va passer à l'acte.

Éliminer l'incertitude radicale qui traverse toute existence humaine.

Remplacer le jugement clinique par un algorithme omniscient.

Le passage à l'acte reste, in fine, un acte humain singulier, jamais totalement réductible à ses déterminants. Assumer cette limite, c'est préserver à la fois la rigueur scientifique et le respect de la dignité humaine.

Pour aller plus loin :

Si vous souhaitez approfondir ces questions (analyse structurelle du passage à l'acte, limites de l'expertise, enjeux éthiques de la prédiction), n'hésitez pas à me contacter ou à consulter mes travaux sur le modèle DS2C (Décrypter les Stratégies Comportementales de Communication).

Frantz BAGOE – DS2C

Analyste comportemental spécialisé dans l'analyse du passage à l'acte criminel.