Bergeret et le passage à l'acte : la structure détermine la décompensation
Pourquoi deux individus confrontés aux mêmes facteurs de risque développementaux produisent-ils des passages à l'acte radicalement différents ? L'un commet un homicide délirant, brutal, sans affect apparent. L'autre multiplie les violences impulsives dans ses relations intimes. Un troisième passe à l'acte une fois, de façon symbolique, puis s'effondre dans la culpabilité. Les trajectoires de vie peuvent être similaires (trauma précoce, attachement insécure, adversité cumulée), mais les modalités du passage à l'acte divergent totalement.
La réponse se trouve dans la structure de personnalité. Jean Bergeret a montré que l'organisation psychique ne se réduit pas à des traits de surface, mais constitue une architecture profonde qui détermine le mode de relation à soi, à l'autre, et à la réalité. Cette structure organise trois dimensions fondamentales : la nature de l'angoisse dominante, la solidité du Moi, et les mécanismes de défense privilégiés.
Dans la méthode DS2C, l'analyse de la structure de la personnalité est déterminant : il permet de prédire le TYPE de passage à l'acte. Un sujet psychotique décompensera par effraction délirante. Un sujet limite passera à l'acte impulsivement, de façon répétée, dans la dépendance relationnelle. Un sujet névrotique produira un acte rare, symbolique, chargé de culpabilité. La structure ne dit pas SI le passage à l'acte aura lieu (cela dépend des autres niveaux, cf méthode DS2C), mais elle dit COMMENT il se produira.
La typologie structurale de Bergeret
Bergeret distingue trois grandes structures de personnalité : psychotique, limite, et névrotique. Cette typologie n'est pas une classification psychiatrique au sens du DSM (qui catalogue des symptômes), mais une analyse de l'organisation psychique profonde.
Les trois critères structuraux différenciels :
La structure psychotique se caractérise par une angoisse de morcellement (dissolution du Moi), un Moi fragmenté sans frontières stables, des mécanismes de défense archaïques (déni massif, clivage primaire, projection délirante), et des relations d'objet fusionnelles sans différenciation stable entre soi et l'autre.
La structure limite présente une angoisse d'abandon (perte de l'objet vécu comme perte de soi), un Moi fragile maintenu par le clivage, des défenses intermédiaires (clivage, identification projective, déni partiel), et des relations d'objet anaclitiques marquées par la dépendance massive et l'alternance entre idéalisation et dénigrement.
La structure névrotique s'organise autour d'une angoisse de castration (perte phallique, impuissance), un Moi solide capable de refoulement, des mécanismes de défense matures (refoulement, formation réactionnelle, sublimation), et des relations d'objet génitales où l'autre est investi comme sujet séparé dans une triangulation œdipienne résolue.
Pourquoi la structure détermine le passage à l'acte
La structure organise la façon dont le sujet traite l'affect, gère la frustration, et réagit à la menace. Face à un événement déclencheur (stress, conflit, perte), la structure dicte le mode de décompensation :
- Psychotique : Effraction du pare-excitation fragile → morcellement → passage à l'acte hors réalité (délirant)
- Limite : Angoisse d'abandon insupportable → clivage → décharge impulsive pour évacuer la tension
- Névrotique : Conflit intrapsychique → retour du refoulé → acte symbolique porteur de sens inconscient
La structure n'est pas un destin. Elle est une organisation qui contraint sans déterminer absolument. Mais elle rend certains passages à l'acte hautement probables et d'autres improbables.
Structure psychotique et passage à l'acte
Organisation psychotique
La structure psychotique se caractérise par une fragilité majeure des frontières du Moi. Le sujet ne parvient pas à maintenir une différenciation stable entre soi et l'autre, entre dedans et dehors, entre réalité interne et externe. L'angoisse dominante est celle de morcellement : le Moi menace de se fragmenter, de se dissoudre.
Les mécanismes de défense sont archaïques : déni massif de la réalité, clivage primaire (coexistence de représentations contradictoires sans intégration), projection délirante (l'affect intolérable est attribué à l'extérieur sous forme persécutive). Le Moi psychotique n'a pas construit de pare-excitation suffisant : l'affect envahit sans possibilité d'élaboration symbolique.
Modalités du passage à l'acte psychotique
Le passage à l'acte psychotique survient quand le morcellement devient imminent. Le sujet agit le délire : il ne passe pas à l'acte POUR quelque chose (il n'y a pas de motivation compréhensible), il agit la fragmentation elle-même.
Caractéristiques :
- Brutalité : Le passage à l'acte est soudain, sans phase préparatoire observable
- Absence d'affect : Le sujet semble froid, détaché, alexithymique. L'émotion n'est pas élaborée, elle est court-circuitée
- Absence de sens symbolique : L'acte n'a pas de signification inconsciente accessible (comme dans la névrose). Il est la décharge pure
- Gravité extrême : Sans limite interne (Surmoi fragile ou absent), le passage à l'acte peut être d'une violence inouïe
- Absence de culpabilité post-acte : Le sujet ne comprend pas ce qu'on lui reproche, ou rationalise de façon délirante
Exemple clinique : matricide délirant
Un homme de 32 ans, diagnostiqué schizophrénie paranoïde, vit chez sa mère. Depuis plusieurs semaines, il entend des voix qui lui disent que sa mère a été remplacée par un imposteur qui veut l'empoisonner. Il observe des "signes" : elle a changé de coiffure, elle cuisine différemment, elle le regarde bizarrement. L'angoisse monte. Un soir, pendant le dîner, il voit sa mère verser du sel dans sa soupe : c'est la preuve qu'elle veut l'empoisonner. Il se lève, prend un couteau, et la poignarde à mort.
Après l'acte, il explique calmement aux policiers qu'il a "éliminé l'imposteur" pour "sauver sa vraie mère". Il ne montre aucune émotion. Il ne comprend pas pourquoi on l'arrête. Pendant l'expertise psychiatrique, il maintient son délire : ce n'était pas sa mère, mais "quelqu'un qui lui ressemblait".
Analyse structurale :
- Angoisse de morcellement : confusion identitaire (mère réelle/mère imposture)
- Moi fragmenté : incapacité à tester la réalité
- Projection délirante : l'angoisse persécutive est attribuée à un "complot"
- Passage à l'acte = agir le délire pour restaurer une cohérence psychique (même délirante)
Structure limite et passage à l'acte
Organisation limite
La structure limite (ou état-limite, borderline) se situe entre psychose et névrose. Le Moi est constitué mais fragile. Le sujet a construit des frontières entre soi et l'autre, mais elles menacent constamment de s'effondrer. L'angoisse dominante est celle d'abandon : perdre l'objet = disparaître soi-même.
Le mécanisme de défense central est le clivage : l'objet est soit totalement bon (idéalisé), soit totalement mauvais (persécuteur). Le sujet ne peut intégrer l'ambivalence. L'identification projective est massive : le sujet projette dans l'autre des parties de lui-même (souvent des affects intolérables comme la rage ou la honte) et tente de les contrôler en contrôlant l'autre.
Les relations d'objet sont anaclitiques : l'autre est nécessaire pour contenir l'angoisse, mais il n'est pas investi comme sujet autonome. D'où l'alternance typique : fusion intense (l'autre est tout) puis rejet violent (l'autre est persécuteur).
Modalités du passage à l'acte limite
Le passage à l'acte limite survient quand l'angoisse d'abandon devient insupportable. Il ne s'agit pas d'agir un délire (comme dans la psychose), mais de décharger une tension qui ne peut être élaborée psychiquement.
Caractéristiques :
- Impulsivité : Le passage à l'acte est précédé d'une montée de tension brève, sans planification
- Répétition : Le passage à l'acte se répète (contrairement à la névrose où il est souvent unique). Chaque décharge soulage temporairement, mais l'angoisse revient
- Violence dans l'intimité : Le passage à l'acte vise l'objet d'attachement (conjoint, parent, enfant) plutôt qu'un inconnu
- Alternance culpabilité/déni : Après l'acte, le sujet peut exprimer du regret (quand l'objet est reclivé positivement), ou du déni (quand le clivage négatif persiste)
- Fonction anti-dépressive : Le passage à l'acte évite l'effondrement dépressif. Agir remplace penser
Exemple clinique : violence conjugale récurrente
Une femme de 38 ans consulte après sa troisième hospitalisation pour coups portés par son conjoint. Elle décrit un pattern répétitif : tout va bien pendant quelques semaines, puis elle perçoit un "signe" que son conjoint va la quitter (il rentre tard, il est au téléphone, il regarde une autre femme). L'angoisse monte. Elle le questionne, devient intrusive, vérifie son téléphone. Il se sent étouffé, prend ses distances. Elle interprète cette distance comme confirmation de l'abandon imminent. Une dispute violente éclate. Il la frappe. Après, il s'excuse, promet que ça ne se reproduira plus. Elle le croit (reclivage positif). Le cycle recommence.
Lors de la quatrième crise, elle menace de le quitter pour "le punir". Il semble indifférent. Elle panique. Elle tente de se suicider (scarifications superficielles). Il revient, affolé. Elle se sent rassurée : il tient à elle. Le cycle continue.
Analyse structurale :
- Angoisse d'abandon : toute distance est vécue comme menace de perte totale
- Clivage : le conjoint oscille entre "sauveur idéalisé" et "persécuteur"
- Identification projective : elle projette sa propre rage dans le conjoint et le provoque jusqu'à ce qu'il agisse cette rage
- Passage à l'acte (auto et hétéro-agressif) = décharge de l'angoisse insupportable + tentative de maintenir le lien (même violent)
Focus : Romand et la structure limite
Le cas Jean-Claude Romand (analysé dans l'article précédent) illustre parfaitement la structure limite. L'angoisse d'effondrement narcissique (variante de l'angoisse d'abandon : si l'image s'effondre, je n'existe plus), le clivage massif (maintenir deux réalités parallèles), le faux-self total (pas de noyau identitaire stable), et le passage à l'acte comme défense ultime contre le morcellement. Romand tue sa famille non par haine, mais parce qu'ils incarnent le miroir du mensonge : les détruire = tenter de préserver l'identité fictive.
Structure névrotique et passage à l'acte
Organisation névrotique
La structure névrotique est la plus solide des trois. Le Moi est constitué, différencié, capable de refoulement. L'angoisse dominante est celle de castration : peur de la perte phallique, de l'impuissance, de l'humiliation. Le sujet a traversé l'Œdipe, intégré l'interdit, constitué un Surmoi structurant (et non persécuteur).
Les mécanismes de défense sont matures : refoulement (l'affect est maintenu hors de la conscience), formation réactionnelle (l'affect est transformé en son contraire), sublimation (l'énergie pulsionnelle est dérivée vers des buts socialement valorisés). Le névrotique pense, élabore, symbolise. Le passage à l'acte est rare précisément parce que l'affect peut être traité psychiquement.
Modalités du passage à l'acte névrotique
Le passage à l'acte névrotique survient quand le refoulement échoue. Un affect longtemps contenu (souvent la haine, l’humiliation) fait retour et envahit le Moi. L'acte est alors porteur d'un sens symbolique : il réalise un fantasme inconscient, il punit le Surmoi, il accomplit un désir interdit.
Caractéristiques :
- Rareté : Le névrotique ne passe généralement pas à l'acte. Quand il le fait, c'est souvent un événement unique
- Charge symbolique : L'acte a un sens. Il peut être analysé, décodé, mis en lien avec l'histoire du sujet
- Culpabilité massive : Après l'acte, le sujet s'effondre. Le Surmoi le persécute. Il exprime des regrets authentiques, parfois se dénonce
- Planification inconsciente : L'acte peut sembler impulsif, mais une reconstruction montre souvent une préparation inconsciente (actes manqués, oublis, qui facilitent le passage à l'acte)
Exemple clinique : crime passionnel isolé
Un homme de 45 ans, cadre supérieur, marié depuis 20 ans, découvre que sa femme le trompe. Il ne dit rien. Il encaisse. Pendant trois mois, il observe, accumule des preuves, rumine. Il n'exprime rien : ni colère, ni tristesse. Il continue la vie conjugale comme si de rien n'était.
Un soir, elle rentre tard. Il lui demande calmement où elle était. Elle ment. Il sort un revolver (qu'il a acheté deux semaines plus tôt, prétendument pour "se protéger d'une agression") et tire. Une balle. Elle meurt. Il appelle immédiatement la police, avoue, pleure, dit : "Je ne sais pas ce qui m'a pris, je l'aimais".
Pendant l'expertise, il se révèle qu'il a été élevé par une mère froide, séductrice, qui alternait entre proximité et rejet. Enfant, il fantasmait la tuer. Adolescent, il a refoulé ces fantasmes matricides. Sa femme, par son infidélité, a réactivé l'humiliation infantile (être rejeté par la mère). Le passage à l'acte est un retour du refoulé : il tue symboliquement la mère en tuant la femme.
Analyse structurale :
- Angoisse de castration : l'infidélité = humiliation phallique insupportable
- Moi solide mais débordé : pendant trois mois, le refoulement tient, puis cède
- Retour du refoulé : le fantasme matricide infantile se réalise sur la femme
- Culpabilité massive : le Surmoi le persécute, il se dénonce, s'effondre
- Passage à l'acte = accomplissement d'un désir inconscient longtemps refoulé
Implications cliniques pour DS2C
Identifier la structure = prédire le type de décompensation
Dans l'analyse DS2C, la structure de personnalité permet de poser une hypothèse prédictive :
- Si structure psychotique : risque de passage à l'acte délirant, brutal, potentiellement gravissime. Surveillance des signes de décompensation psychotique (repli, bizarreries, discours persécutif).
- Si structure limite : risque de passages à l'acte répétés, impulsifs, dans l'intimité relationnelle. Surveillance des signes d'angoisse d'abandon (comportements intrusifs, alternance idéalisation/dénigrement, menaces suicidaires).
- Si structure névrotique : passage à l'acte rare, mais si facteurs de stress cumulés + échec du refoulement, acte isolé, symbolique, suivi d'effondrement. Surveillance des signes de rumination cachée, d'inhibition émotionnelle excessive, d'accumulation de tension non exprimée.
Conséquences pour l'évaluation du risque
Un facteur de risque criminologique (trauma précoce, violence familiale) n'a pas le même poids selon la structure. Un sujet limite avec attachement insécure présente un risque élevé de violences répétées dans l'intimité. Un sujet névrotique avec le même attachement insécure présentera des difficultés relationnelles, mais rarement un passage à l'acte violent.
L'évaluation du risque doit donc impérativement intégrer la structure. Les outils actuariels (qui quantifient des facteurs de risque) doivent être complétés par une analyse structurale qualitative.
En conclusion
La structure de personnalité n'est pas un destin, mais une organisation qui contraint le mode de relation à soi, à l'autre, et à la réalité. Face à un même déclencheur, le psychotique décompense par effraction délirante, le limite par décharge impulsive, le névrotique par retour du refoulé. La structure détermine le TYPE de passage à l'acte.
Frantz Bagoe
Analyste comportemental
Créateur de la méthode DS2C