DS2C : une méthode intégrative développementale et psychodynamique du passage à l'acte

Le 22/11/2025 0

L'analyse du passage à l'acte souffre d'un cloisonnement disciplinaire préjudiciable. D'un côté, la criminologie actuarielle multiplie les facteurs de risque, quantifie les probabilités de récidive, mais reste en surface : elle prédit sans comprendre. De l'autre, la psychanalyse explore les profondeurs de l'économie psychique, accède au sens du symptôme, mais peine à opérationnaliser ses intuitions : elle comprend sans prédire.

Cette fracture épistémologique pose problème. L’analyste confronté à un passage à l'acte violent a besoin d'une double lecture : identifier les facteurs de vulnérabilité (pour évaluer le risque) ET saisir la dynamique psychique singulière (pour comprendre pourquoi cet individu, à ce moment précis, a basculé dans l'acte).

DS2C est une méthode intégrative qui articule rigueur empirique et profondeur clinique. Elle s'appuie sur deux piliers complémentaires : l'approche développementale de la psychocriminologie moderne (trajectoires de vie, attachement, facteurs de risque) et la lecture psychodynamique (structure de personnalité, économie pulsionnelle, caractérologie, pragmatique de la communication). Cette double lecture permet une analyse à la fois prédictive et compréhensive du passage à l'acte.

 

Génèse de la méthode

DS2C naît d'une insatisfaction clinique. Formé à la psychologie, je m’intéresse rapidement à la psychologie évolutionniste et comportementale, mais j'ai rapidement buté sur les limites du behaviorisme radical. Watson et Skinner évacuent le psychisme, cette "boîte noire" dont ils refusent de spéculer le contenu. Le comportement observable devient la seule réalité : stimulus, réponse, conséquence. Cette approche fonctionnelle permet de modifier des comportements, certes, mais elle ignore ce qui fait l'essence du passage à l'acte : le sens qu'il prend dans l'économie psychique du sujet.

Abandonner le behaviorisme pur ne signifie pas renoncer à l'observation comportementale. L'analyse des séquences (antécédents, comportement, conséquences), l'identification des renforçateurs, la compréhension des patterns d'adaptation restent des outils précieux. Mais ils doivent être intégrés à une lecture plus large qui interroge : pourquoi ce sujet a-t-il construit ce mode d'adaptation plutôt qu'un autre ? Quelle angoisse cherche-t-il à éviter ? Quel affect ne peut-il élaborer autrement que par l'agir ?

La psychanalyse structurale (Freud, Bergeret) offre ce cadre de compréhension. Elle permet de saisir l'organisation psychique du sujet, la nature de ses angoisses, la solidité de son Moi, ses mécanismes de défense dominants. Elle donne accès au sens inconscient du passage à l'acte : compulsion de répétition, retour du refoulé, effraction traumatique, décharge d'un affect insupportable.

Mais la psychanalyse seule ne suffit pas. Il lui manque l'ancrage empirique de la psychocriminologie moderne : les données sur les trajectoires développementales, les recherches sur l'attachement, les études sur les facteurs de risque validés statistiquement. Ces travaux (Moffitt, Fonagy, Cusson, Coutanceau) permettent de quantifier les vulnérabilités, d'identifier les fenêtres critiques, d'évaluer les probabilités de récidive. Ils offrent un socle factuel indispensable à toute expertise.

DS2C articule ces deux approches. Elle refuse le réductionnisme (tout expliquer par les facteurs de risque OU tout expliquer par l'inconscient) pour construire une lecture stratifiée du passage à l'acte.

 

Les piliers de DS2C

A. Pilier empirique : l'approche développementale

Le passage à l'acte ne surgit jamais ex nihilo. Il s'inscrit dans une trajectoire de vie, résultat d'interactions cumulées entre vulnérabilités individuelles et adversité environnementale. L'approche développementale reconstitue cette trajectoire.

Les trajectoires de vie (Moffitt, Patterson) distinguent plusieurs patterns : début précoce avec continuité (life-course persistent), passage à l'acte limité à l'adolescence (adolescence-limited), ou début tardif. Ces trajectoires ne sont pas immuables : des turning points (événements charnières) peuvent les réorienter, positivement ou négativement.

La théorie de l'attachement (Bowlby, Ainsworth, Fonagy) montre que la qualité du lien précoce détermine la capacité de régulation émotionnelle et les stratégies relationnelles ultérieures. L'attachement insécure, et particulièrement l'attachement désorganisé, constitue un facteur de risque majeur de violence. La mentalisation (capacité à comprendre ses propres états mentaux et ceux d'autrui) se construit dans ce lien précoce : sa défaillance compromet la capacité d'empathie et favorise le passage à l'acte.

Les facteurs de risque et de protection (Cusson, Coutanceau) s'accumulent au fil du développement. L'Adverse Childhood Experiences (ACE) score quantifie cette adversité cumulée : maltraitance, négligence, dysfonctionnement familial. Plus le score est élevé, plus le risque de passage à l'acte violent augmente. À l'inverse, les facteurs de protection (ressources personnelles, soutien social, expériences positives) peuvent contrebalancer ces vulnérabilités.

Ce pilier empirique répond à la question : QUELS facteurs ont conduit à ce passage à l'acte ? Il permet d'établir un pronostic criminologique, d'identifier les fenêtres de vulnérabilité, d'évaluer le risque de récidive.

 

B. Pilier psychodynamique : structure et dynamique

Les facteurs de risque ne produisent pas les mêmes effets chez tous les individus. Deux sujets avec un parcours développemental similaire peuvent présenter des passages à l'acte radicalement différents. Pourquoi ? Parce que la structure de personnalité détermine le type de décompensation.

La structure de personnalité (Bergeret) organise le fonctionnement psychique selon trois grands modes : psychotique (morcellement du Moi, angoisse de morcellement), limite (clivage, angoisse d'abandon), névrotique (refoulement, angoisse de castration). Le passage à l'acte psychotique (brutal, délirant, sans affect) n'a rien à voir avec le passage à l'acte limite (impulsif, répété, dans la dépendance relationnelle) ou névrotique (rare, symbolique, chargé de culpabilité).

L'économie pulsionnelle (Freud) interroge la balance entre Éros et Thanatos, la capacité de liaison de l'affect, la nature des mécanismes de défense. Le passage à l'acte survient quand l'affect ne peut être élaboré psychiquement : soit parce que les défenses sont trop rigides (refoulement excessif → retour du refoulé), soit parce qu'elles sont trop fragiles (clivage → décharge). La compulsion de répétition pousse à rejouer le trauma, tentative inconsciente de maîtrise qui échoue et se répète.

La caractérologie (Le Senne) affine cette analyse en introduisant la dimension temporelle. Selon le profil caractériel (émotif/non-émotif, actif/non-actif, primaire/secondaire), le délai entre tension et passage à l'acte varie. Le Colérique (émotif-actif-primaire) explose immédiatement. Le Passionné (émotif-actif-secondaire) rumine longuement avant d'agir. Le Sentimental (émotif-non-actif-secondaire) accumule jusqu'à l'effondrement brutal. Cette typologie permet de prédire la temporalité du passage à l'acte et d'identifier les signaux précurseurs.

En supplément, la pragmatique de la communication (Watzlawick) replace le passage à l'acte dans son contexte interactionnel. Les escalades symétriques (surenchère), les complémentarités rigides, les doubles contraintes (injonctions paradoxales) créent des spirales comportementales qui mènent à l'acte. La prophétie auto-réalisatrice fonctionne : "tu vas me quitter" → comportements de contrôle → étouffement relationnel → abandon effectif → passage à l'acte violent. L'observation de la communication non-verbale (congruence/incongruence avec le discours, signaux de tension) complète cette analyse.

Ce pilier psychodynamique répond à la question : COMMENT et POURQUOI ce sujet singulier a basculé dans l'acte à ce moment précis ? Il donne accès au sens inconscient du passage à l'acte et permet de comprendre sa fonction dans l'économie psychique.

 

Les 6 phases d'analyse DS2C

DS2C déploie une analyse stratifiée en six phases, du plus général (développemental) au plus singulier (interactionnel).

 

Phase 1 : Analyse développementale

  • Questions posées : Quelle est l'histoire d'attachement du sujet ? Quels traumas a-t-il subis ? Quelle est sa trajectoire de vie ? Quels facteurs de risque et de protection sont présents ?
  • Outils mobilisés : Anamnèse structurée, ACE score, identification des turning points, cartographie des ressources.
  • Apport : Ce niveau établit le terreau développemental. Il permet d'identifier les vulnérabilités précoces, les patterns de continuité ou de rupture, les fenêtres critiques. Il fournit la base empirique pour l'évaluation du risque de récidive.

 

Phase 2 : Structure de personnalité (Bergeret)

  • Questions posées : Quelle est la nature de l'angoisse dominante ? Quelle est la solidité du Moi ? Quels mécanismes de défense prédominent ? Quelle est la qualité des relations d'objet ?
  • Outils mobilisés : Grille structurale de Bergeret (psychotique/limite/névrotique), analyse des mécanismes de défense (primaires/secondaires), observation clinique.
  • Apport : Ce niveau détermine le TYPE de passage à l'acte. Une structure psychotique décompensera par effraction délirante, une structure limite par décharge impulsive, une structure névrotique par retour du refoulé. La structure prédit également la qualité de l'affect (absent, clivé, culpabilisé) et la capacité d'élaboration post-acte.

 

Phase 3 : Dynamique pulsionnelle (Freud + évolutionnisme)

  • Questions posées : Quelle est la balance Éros/Thanatos ? Quel affect ne peut être élaboré ? Quel trauma est rejoué ? Quelle pulsion évolutionniste est en jeu (survie, reproduction, dominance) ?
  • Outils mobilisés : Écoute psychanalytique, identification de la compulsion de répétition, analyse du sens inconscient, perspective évolutionniste darwinienne.
  • Apport : Ce niveau donne accès au SENS du passage à l'acte. Il révèle ce que le sujet cherche inconsciemment à accomplir : décharger une rage archaïque, maîtriser un trauma en le rejouant, évacuer un affect insupportable. L'intégration de Darwin permet de comprendre comment certaines pulsions (territorialité, jalousie sexuelle, protection de la descendance) s'articulent avec les mécanismes psychiques.

 

Phase 4 : Profil caractériel (Le Senne)

  • Questions posées : Le sujet est-il émotif ou non-émotif ? Actif ou non-actif ? Primaire ou secondaire ? Quel est son type caractériel parmi les 8 possibles ?
  • Outils mobilisés : Grille caractérologique de Le Senne, observation de la réactivité émotionnelle et de la temporalité comportementale.
  • Apport : Ce niveau prédit la TEMPORALITÉ du passage à l'acte. Il indique le délai probable entre montée de tension et décharge, identifie les signaux précurseurs spécifiques à chaque type, permet d'anticiper le mode de décompensation (explosion immédiate, rumination prolongée, effondrement brutal après inhibition).

 

Phase 5 : Analyse interactionnelle (Watzlawick)

  • Questions posées : Qui sont les protagonistes (auteur, victime, tiers) ? Quelle est la séquence communicationnelle ? Y a-t-il escalade symétrique, double contrainte, prophétie auto-réalisatrice ? Que révèle la communication non-verbale ?
  • Outils mobilisés : Axiomes de Watzlawick, analyse des patterns interactionnels, observation comportementale (posture, gestuelle, micro-expressions).
  • Apport : Ce niveau replace le passage à l'acte dans sa dimension relationnelle. Il montre comment les spirales interactionnelles amplifient les tensions, comment les paradoxes communicationnels piègent les protagonistes, comment l'observation du non-verbal peut révéler la montée de tension avant l'acte. Il évite l'écueil d'une analyse purement intrapsychique en intégrant le contexte relationnel immédiat.

 

Phase 6 : Synthèse et prédiction

  • Questions posées : Comment s'articulent les cinq niveaux précédents ? Quelle est la fonction du passage à l'acte (décharge, défense, communication, maîtrise) ? Quel est le risque de récidive ? Dans quelles conditions le passage à l'acte risque-t-il de se reproduire ?
  • Outils mobilisés : Intégration multi-niveaux, reconstruction de la chaîne causale, identification des facteurs déclenchants, évaluation clinique du risque.
  • Apport : Ce niveau synthétise l'analyse complète. Il reconstruit le passage à l'acte comme résultante d'une trajectoire développementale (terreau), d'une structure psychique (type de décompensation), d'une dynamique pulsionnelle (énergie et sens), d'un tempérament caractériel (temporalité) et d'une escalade interactionnelle (déclencheur). Cette reconstruction permet d'évaluer le risque de récidive, d'identifier les conditions critiques, de proposer des stratégies d'intervention adaptées.
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Limites

DS2C ne prédit pas avec certitude. L'être humain n'est pas une machine déterministe. Des facteurs imprévisibles (événement fortuit, rencontre, décision consciente) peuvent modifier la trajectoire. L'analyse DS2C identifie des probabilités, des vulnérabilités, des patterns, mais ne peut garantir qu'un passage à l'acte aura lieu ou non.

Les biais de l'analyste sont inévitables. Toute observation comporte une part de subjectivité, toute interprétation psychanalytique reste hypothétique. L'analyste projette ses propres schémas, son contre-transfert influence sa lecture. La transparence sur ces limites est une exigence méthodologique.

DS2C nécessite des données complètes. L'analyse ne peut se faire sans anamnèse développementale, sans observation clinique prolongée, sans éléments contextuels détaillés. Une analyse rétrospective sur dossier reste partielle et doit être présentée comme telle.

 

Conclusion

DS2C propose un pont entre psychocriminologie et psychanalyse, entre approche actuarielle et lecture clinique. Elle refuse le cloisonnement disciplinaire pour construire une méthode intégrative qui articule rigueur empirique et profondeur psychodynamique.

Cette double lecture permet d'évaluer les risques (facteurs développementaux quantifiables) tout en accédant au sens (dynamique psychique singulière). Elle évite le double écueil du réductionnisme scientiste (tout expliquer par des corrélations statistiques) et de l'herméneutique pure (tout expliquer par l'inconscient sans validation empirique).

DS2C s'adresse aux cliniciens confrontés à l'analyse du passage à l'acte : psychologues, psychiatres, experts judiciaires, professionnels de la protection. Elle se veut un outil opérationnel, rigoureux, mais humble dans ses prétentions. Le dialogue interdisciplinaire reste ouvert : DS2C n'a pas vocation à être un système clos, mais une méthode évolutive, enrichie par les apports de la recherche et de la pratique clinique.

 

La semaine prochaine, j'aborderai un cas concret...

 

Frantz BAGOE

Psychologue comportementaliste  

Créateur de la méthode DS2C

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