psychologie

Taxonomie des tueurs en série

Le 08/11/2025

Echec épistémologique d'un champ athéorique

Le fantasme classificatoire

La criminologie moderne, particulièrement anglo-saxonne, s'est évertuée depuis quarante ans à catégoriser les tueurs en série avec l'espoir naïf qu'une bonne taxonomie révélerait la nature profonde du phénomène.

Trois approches dominent : Holmes & DeBurger (1988), David Canter (années 1990), et la position évolutive du FBI. Chacune échoue différemment, et cet échec nous renseigne davantage sur les limites de la pensée classificatoire que sur l'objet étudié.

 

Holmes & DeBurger : la tentation phénoménologique

Ronald Holmes et James DeBurger proposent en 1988 une typologie quadripartite basée sur la « motivation inférée du tueur :

  • Le Visionnaire tue sous l'impulsion de voix, d'hallucinations, d'injonctions divines ou démoniaques. Break psychotique patent, structure délirantielle. Désorganisation comportementale majeure.
  • Le Missionnaire possède une pseudo-rationalité : éliminer les prostituées, les homosexuels, les "parasites sociaux". Pas de psychose, mais rigidité idéologique extrême. L'acte est "nécessaire", pas jouissif.
  • L'Hédoniste tue pour le plaisir, subdivisé en trois sous-types :
    • Lust : gratification sexuelle directe
    • Thrill : excitation, frisson, chasse
    • Comfort : gain matériel (assurances, héritages)
  • Le Dominateur cherche le contrôle absolu sur sa victime. Torture prolongée, humiliation, réduction à l'objet. La mort n'est que l'aboutissement regrettable de la domination totale.

Critique structurale

Ce modèle souffre d'un vice circulaire fondamental : on infère la motivation du comportement observé, puis on classe selon cette motivation inférée. Le raisonnement se mord la queue. Comment distinguer empiriquement un hédoniste-thrill d'un dominateur ? Les deux torturent, les deux prolongent, les deux jouissent du contrôle.

L'échantillon (110 cas environ) ne permet aucune validation statistique robuste. Plus grave : les catégories se chevauchent constamment. Un dominateur EST nécessairement hédoniste. Un missionnaire peut éprouver du thrill. La typologie ne découpe pas le réel, elle le quadrille arbitrairement.

Biais rétrospectif massif

Connaissant l'issue et les déclarations post-capture, on "trouve" facilement la motivation. Mais ce modèle n'a aucun pouvoir prédictif prospectif. C'est de l'herméneutique criminologique déguisée en science.

Plasticité ignorée

Un même individu peut passer d'un registre à l'autre selon les opportunités, l'évolution de sa pathologie, les contingences situationnelles. BTK était missionnaire au début (éliminer des familles "idéales" par jalousie), hédoniste-lust ensuite, dominateur toujours. Quelle est sa "vraie" catégorie ?

Intérêt résiduel

Utile comme heuristique grossière pour initier une réflexion, rien de plus. En pédagogie, peut-être. En investigation, dangereux : risque de biais de confirmation ("il doit être visionnaire, cherchons des signes de psychose").

 

David Canter : le behaviorisme statistique

David Canter, psychologue environnemental britannique, adopte une approche radicalement différente dans les années 1990. Pas de spéculation motivationnelle. Uniquement des variables comportementales observables, analysées statistiquement sur 100 tueurs britanniques via Smallest Space Analysis (analyse multidimensionnelle).

Les dimensions canteriennes

Canter refuse les types discrets. Il propose des continuums :

  • Dimension 1 : Expressif vs Instrumental
    • Expressif : violence excessive, mutilations, rage manifeste, désorganisation émotionnelle, overkill, acharnement post-mortem. Le crime exprime un affect débordant.
    • Instrumental : violence minimale nécessaire, planification, froideur, dissimulation du corps, nettoyage de la scène. Le crime est un moyen, pas une fin émotionnelle.
  • Dimension 2 : Conservateur vs Explorateur (cognitive)
    • Conservateur : zone géographique restreinte, routines rigides, victimes du voisinage, territorialité, faible mobilité.
    • Explorateur : mobilité élevée, adaptation, nouveaux territoires, victimes éloignées du domicile, flexibilité opportuniste.

Ces dimensions sont « orthogonales » : on peut être expressif-conservateur (rage locale) ou instrumental-explorateur (tueur itinérant froid).

Forces méthodologiques

Empirisme rigoureux. Données observables, reproductibles, mesurables. Pas d'inférence psychologique hasardeuse. Le modèle est prédictif pour le Geographic Profiling : un conservateur-expressif opérera probablement près de chez lui dans un rayon de 2-3 km.

Compatible avec une épistémologie behavioriste stricte : si on ne peut pas l'observer sur la scène de crime, on ne le modélise pas.

Limites épistémologiques

  • Réductionnisme statistique : la singularité du cas disparaît dans les moyennes. Un tueur n'est jamais réductible à ses coordonnées sur deux axes.
  • Athéorique : Canter décrit des patterns sans les expliquer. POURQUOI existe-t-il des expressifs et des instrumentaux ? Quelle étiologie développementale ? Quelle économie pulsionnelle ? Silence total.
  • Culturellement situé : échantillon britannique, contexte légal et social spécifique. La généralisation aux USA ou ailleurs reste douteuse.

En termes Le-Senniens, Canter cherche les "caractères" (au sens caractérologie) mais sans théorie de la personnalité. C'est de la cartographie sans géologie. On sait où sont les montagnes, pas pourquoi elles sont là.

 

Le FBI : de l'enthousiasme typologique au pragmatisme radical

Phase 1 (1970s-80s) : l'âge d'or des profilers

Robert Ressler, John Douglas, Roy Hazelwood du Behavioral Science Unit lancent le Criminal Personality Research Project. Ils interviewent 36 tueurs en série (Bundy, Kemper, Gacy...) et forgent la dichotomie célèbre :

  • Organisé : QI élevé, planification, contrôle de la scène, dissimulation du corps, socialement compétent, suit l'affaire dans les médias.
  • Désorganisé : QI faible, impulsif, scène chaotique, corps abandonné, isolement social, pas de suivi médiatique.

Opérationnel, médiatique, séduisant. Adopté massivement par les départements de police. Un succès de communication criminologique.

Phase 2 (1990s) : la critique empirique

David Canter démontre que 75% des scènes de crime présentent des éléments des DEUX catégories. La dichotomie ne reflète pas un "type" de tueur mais plutôt :

  • L'évolution dans la série (début désorganisé, apprentissage, devenir organisé)
  • Les variations situationnelles (victime résiste = désorganisation)
  • La séquence temporelle (planification organisée, exécution émotionnelle désorganisée)

Exemple paradigmatique : BTK (Dennis Rader). Planification obsessionnelle (organisé), mais lors du passage à l'acte, perte de contrôle émotionnelle, jouissance prolongée, désordre (désorganisé). Quelle est sa "vraie" nature ?

La dichotomie est un artefact classificatoire qui simplifie abusivement une réalité continue et contextuelle.

Phase 3 (2005-aujourd'hui) : l'abandon des typologies

En 2005, Robert Morton et Mark Hilts publient pour le FBI un rapport sévère : les typologies sont "artificielles et contre-productives". Position officielle actuelle du BAU (Behavioral Analysis Unit) :

  • Principes directeurs
    • Refus des catégories a priori. Chaque cas est analysé inductivement, sans grille préétablie.
    • Focus sur les comportements observables uniquement :
      • Modus operandi (MO) : techniques utilisées, évoluent avec l'expérience
      • Signature : éléments psychologiquement nécessaires, stables, liés à la gratification
      • Contrôle de la victime (verbal, physique, chimique)
      • Niveau de risque pris
      • Temps passé sur la scène
      • Comportement post-offense

  • Pas de profil psychologique spéculatif. Trop aléatoire, juridiquement fragile, scientifiquement invérifiable.
  • Pragmatisme investigatif : ce qui n'aide pas à identifier ou capturer le suspect est écarté.

 

Lecture Watzlawickienne : les typologies créent ce qu'elles décrivent

Le FBI a compris, probablement sans le conceptualiser ainsi, un principe constructiviste fondamental : les classifications ne décrivent pas une réalité préexistante, elles la construisent.

  • Effets circulaires observés
    • Les interrogatoires biaisés ("Vous êtes organisé, n'est-ce pas ?") obtiennent des réponses conformes.
    • Les médias reproduisent les catégories, créant des scripts culturels.
    • Les criminels eux-mêmes se catégorisent, adoptent l'identité proposée, agissent en conséquence (effet copycat raffiné).
    • Les enquêteurs cherchent des indices confirmant leur hypothèse typologique initiale (biais de confirmation).
  • La prophétie autoréalisatrice en action. Les tueurs "organisés" existent parce qu'on a inventé cette catégorie et qu'elle circule dans l'imaginaire collectif.
  • Le FBI a fait son épistémologie pragmatique à la Peirce : si ça n'a pas d'effet pratique différentiel, c'est une distinction vide. Et les typologies n'en avaient plus.

Constat d'échec : l'absence criante de théorie

Ces trois approches partagent un vide théorique abyssal concernant :

  • L'étiologie développementale : Que s'est-il passé dans l'enfance, l'adolescence ? Quelle trajectoire d'attachement ? Quels traumas séquentiels ? Quelle construction de la mentalisation ? Bergeret aurait des choses à dire sur les états-limites et les structures psychotiques, mais personne ne l'invite dans ce champ.
  • La neurobiologie : Anomalies préfrontales, dysrégulation sérotoninergique, hypersensibilité amygdalienne, déficit d'empathie cognitive vs affective. Données massives ignorées.
  • L'économie pulsionnelle : Quel rapport à la pulsion de mort ? Quelle défaillance du Surmoi ? Quelle jouissance spécifique ? Le meurtre en série n'est pas un comportement, c'est une solution psychique à une problématique interne. Personne ne le traite comme tel.
  • La fonction adaptative darwinienne : pourquoi ce répertoire comportemental existe-t-il dans l'espèce humaine ? Quelle pression de sélection, quelle niche écologique, quelle stratégie reproductive aberrante ?

On cartographie des surfaces sans explorer les profondeurs. C'est de la criminologie plate.

Vers une approche intégrative

Les taxonomies ont échoué parce qu'elles confondent « description » et « explication ». Holmes & DeBurger spéculent sans rigueur. Canter mesure sans théoriser. Le FBI observe sans interpréter.

Une approche authentiquement scientifique devrait :

1. Ancrer l'analyse dans une théorie développementale robuste (attachement, trauma, construction de la personnalité).

2. Intégrer les données neurobiologiques disponibles, sans réductionnisme.

3. Penser la fonction adaptative du comportement, même aberrant, dans une perspective évolutionniste.

4. Reconnaître la construction sociale du phénomène (Watzlawick) sans tomber dans le relativisme.

5. Accepter la singularité irréductible de chaque cas, tout en cherchant des patterns généralisables.

Ce champ reste un désert théorique. Les tueurs en série continuent d'être traités comme des curiosités à classer plutôt que comme des révélateurs de processus psychopathologiques fondamentaux.

Le prochain article abordera précisément ce qui manque : l'angle darwinien. Pourquoi l'évolution a-t-elle permis qu'existe dans le répertoire comportemental humain cette capacité au meurtre en série ? Quelle est sa fonction, son coût, sa niche écologique ? Qu'est-ce que cela révèle de notre espèce ?

Sources :

Holmes, R. M., & DeBurger, J. (1988). Serial Murder. Sage Publications.

Ressler, R. K., Burgess, A. W., & Douglas, J. E. (1988). Sexual Homicide: Patterns and Motives. Lexington Books.

Canter, D., & Wentink, N. (2004). "An empirical test of Holmes and Holmes's serial murder typology". Criminal Justice and Behavior, 31(4), 489-515.

Canter, D. (1994). Criminal Shadows. HarperCollins. (Vulgarisation de ses travaux)

Canter, D., & Youngs, D. (2009). Investigative Psychology : Offender Profiling and the Analysis of Criminal Action. Wiley.

Morton, R. J., & Hilts, M. A. (Eds.). (2005). Serial Murder: Multi-Disciplinary Perspectives for Investigators. Behavioral Analysis Unit, FBI.

Raine, A., Buchsbaum, M., & LaCasse, L. (1997). "Brain abnormalities in murderers indicated by positron emission tomography". Biological Psychiatry, 42(6), 495-508.

Raine, A. (2013). The Anatomy of Violence : The Biological Roots of Crime. Pantheon. (Synthèse accessible)

Cleckley, H. (1941). The Mask of Sanity. Mosby.

 

Jeffrey dahmer 1

L'Amour à tout prix ?

Le 01/11/2025

Anatomie de l'idéalisation narcissique pathologique

Quand l'amour devient tyrannie

« Je ne peux pas vivre sans toi. » Cette phrase, qui semble exprimer l'intensité d'un sentiment amoureux, révèle parfois une tout autre réalité : celle d'une dépendance narcissique où l'autre n'existe que comme prothèse psychique. L'idéalisation pathologique de l'objet n'est pas l'amour — c'est son ersatz, sa contrefaçon économique. Elle procède d'une confusion fondamentale : ce que le sujet prend pour de l'amour n'est qu'un investissement massif visant à combler une béance narcissique primitive.

Cette dynamique, que Freud identifiait dès 1914 dans « Pour introduire le narcissisme », pose une question centrale : comment distinguer l'investissement libidinal d'objet authentique de sa version pathologique, où l'autre devient le réceptacle projeté de ce que le sujet ne peut tolérer en lui-même ? L'idéalisation narcissique pathologique n'est pas un excès d'amour — c'est son impossibilité.

 

Genèse structurale : Les racines du mirage

Le narcissisme primaire et ses avatars

Pour comprendre l'idéalisation pathologique, il faut remonter à l'économie narcissique primitive. Le narcissisme primaire, état mythique de complétude originaire, reste un fantasme organisateur pour tout sujet. Mais chez certains, la blessure narcissique précoce — liée à une carence d'investissement maternel suffisamment bon, pour parler comme Winnicott, ou à une défaillance des fonctions pare-excitantes — laisse une cicatrice béante.

Le processus normal dans des circonstances optimales de l’enfance se déroule de la façon suivante : l’enfant éprouve peu à peu une déception devant l’objet idéalisé (qui est le parent idéalisé) à mesure que l’évaluation qu’il en fait devient plus réaliste. L’enfant se rend compte des failles du parent. Il se produit alors un retrait des investissements narcissiques envers ce parent idéalisé et leur intériorisation se fait progressivement pour mener à l’acquisition de structures psychologiques permanentes qui continuent, à l’intérieur de soi, les fonctions auparavant exercées par le fameux parent idéalisé.

Mais cette intériorisation n’aura pas lieu si la perte de l’objet (le parent idéalisé) a été traumatique. L’enfant n’acquiert pas la structure interne nécessaire et son psychisme reste fixé à cette étape traumatique et tout au long de sa vie, son psychisme sera dépendant d’autres personnes (idéalisées a priori) en tant que substituts des fragments absents du parent idéalisé disparu.

Bergeret décrit avec précision comment cette faille précoce empêche la constitution d'un Moi suffisamment solide. Le sujet reste alors fixé à une économie narcissique archaïque, où la différenciation Moi/non-Moi demeure fragile. L'autre n'est pas reconnu dans son altérité : il n'existe que comme prolongement fantasmé du Moi, support d'une projection massive.

L'échec de la triangulation œdipienne

L'Œdipe, lorsqu'il est traversé pathologiquement, laisse le sujet captif d'une relation duelle fusionnelle. La fonction paternelle — qui devrait opérer la séparation d'avec l'objet primaire et introduire la castration symbolique — échoue à s'installer. Le tiers manque, l’altérité manque. L’enfant cherche désespérément dans chaque relation à reconstituer cette unité perdue.

Cette fixation explique pourquoi il y a « idéalisation pathologique ». La jalousie y est délirante, car tout tiers est vécu comme menace vitale : il vient rappeler la séparation insupportable.

La défaillance des identifications structurantes

Le Senne nous rappelle que le caractère se forge dans la durée, par sédimentation d'expériences relationnelles. Or, chez le sujet à idéalisation pathologique, les identifications primaires sont défaillantes ou conflictuelles. Soit le modèle parental était lui-même trop fragile narcissiquement pour offrir un support identificatoire solide, soit les images parentales étaient clivées (toute-bonne/toute-mauvaise), empêchant l'intégration d'une représentation nuancée de l'autre.

Cette carence identificatoire laisse le Moi appauvri, contraint de chercher à l'extérieur ce qu'il ne peut générer en lui-même : une cohérence, une valeur, une consistance. D'où la nécessité vitale de l'autre idéalisé, qui vient compenser ce déficit structural.

« Comme toute la perfection et la puissance résident maintenant dans l’objet idéalisé, l’enfant se sent vide et impuissant quand il en est séparé, aussi tente-t-il de maintenir avec cet objet une union continue. » (« Le Soi », Heinz Kohut, puf 1971).

 

Mécanismes de fonctionnement : L'économie du mirage

Le choix d'objet narcissique

Freud distingue deux types de choix d'objet (une personne) : le choix par étayage (la personne choisie ressemble aux figures protectrices de l'enfance) et le choix narcissique (la personne représente ce que le sujet est, a été, voudrait être ou une partie de lui-même). Dans l'idéalisation pathologique, le choix est exclusivement narcissique : l'autre n'est choisi que pour ce qu'il représente fantasmatiquement.

La personne idéalisée incarne le Moi idéal archaïque — cette image grandiose de complétude que le sujet ne peut maintenir seul. Il porte la projection massive de toutes les qualités que le sujet s'est vu contraint de renoncer sous la pression de la réalité et du Surmoi. L'autre devient littéralement le dépositaire du narcissisme perdu.

La projection et l'identification projective

Le mécanisme central de l'idéalisation pathologique est la projection massive. Le sujet projette sur l'objet ses propres qualités fantasmées, ses aspirations inaccessibles, sa puissance imaginaire. Mais cette projection n'est pas une simple attribution externe : elle s'accompagne d'une identification projective, où le sujet tente de contrôler l'autre de l'intérieur, de le forcer à incarner réellement ce qui est projeté sur lui.

Watzlawick et l'école de Palo Alto nous aideraient ici à comprendre la dimension interactionnelle : le sujet envoie des messages paradoxaux (« sois ce que je projette sur toi, mais ne change pas »), créant un double bind qui rend l'autre captif d'une assignation impossible. La communication devient pathologique, circulaire, autoconfirmatrice.

Le déni de la réalité et le clivage

Pour maintenir l'idéalisation, le sujet doit dénier toute information contradictoire. Le clivage opère massivement : la personne est soit totalement bonne (idéalisée), soit totalement mauvaise (persécutrice). Pas de nuances. Cette économie psychotique du clivage révèle la fragilité de l'organisation défensive.

Le réel est constamment dénié au profit de la construction fantasmatique. Chaque indice qui viendrait contredire l'image idéale est soit scotomisé (nié parce qu’intolérable), soit rationalisé, soit projeté ailleurs (« c'est moi qui ne le comprends pas assez bien »). Cette distorsion systématique de la perception maintient le mirage au prix d'une dépense énergétique considérable.

L'économie libidinale : tout ou rien

L'investissement libidinal dans l'idéalisation pathologique est massif, exclusif, totalitaire. Le sujet désinvestit toute autre personne, tout autre intérêt, toute autre source de satisfaction narcissique. C'est une économie du « tout ou rien », sans régulation possible. La libido est captive, figée sur cet objet unique.

Cette économie est intrinsèquement instable. Elle ne peut se maintenir qu'au prix d'un effort constant de déni, de contrôle, de surinvestissement. Elle épuise les ressources psychiques du sujet, qui vit dans l'angoisse permanente de perdre cet objet dont il dépend vitalement.

Le cycle addiction/désillusion

Comme Darwin nous le rappellerait, les comportements se répètent s'ils ont une fonction adaptative — même pathologique. L'idéalisation fonctionne sur un mode addictif : elle procure une jouissance immédiate (comblement fantasmatique de la béance narcissique), suivie inévitablement d'une chute (confrontation au réel de l'objet, qui ne peut incarner indéfiniment la projection).

Cette alternance génère un cycle infernal : idéalisation → surinvestissement → désillusion → dévalorisation (parfois haine) → nouvelle quête d'un objet idéal. Le sujet passe d'une relation à l'autre, reproduisant le même scénario, sans jamais interroger la structure qui le sous-tend. La répétition est ici au service du déni : chaque nouvel objet est censé être « le bon », celui qui enfin comblera la faille.

 

Manifestations cliniques : Les visages du mirage

Le tableau de la dépendance affective

Cliniquement, l'idéalisation pathologique se présente souvent sous le masque de la « dépendance affective ». Le sujet rapporte une impossibilité de vivre sans l'autre, des angoisses d'abandon massives, une jalousie envahissante, des comportements de contrôle et de surveillance. Il décrit son partenaire en termes hyperboliques, niant systématiquement ses défauts ou les minimisant.

Le discours révèle une confusion identitaire : « sans lui, je ne suis rien », « il est toute ma vie », « je ne sais plus qui je suis quand il n'est pas là ». Le sujet ne se perçoit pas comme entité autonome mais comme fragment d'un tout fantasmatique dont l'autre serait l'autre moitié (mythe de l'androgyne, utilisé défensivement).

Les avatars du masochisme relationnel

L'idéalisation pathologique conduit fréquemment à des configurations masochistes. Le sujet tolère l'intolérable — maltraitance, infidélités répétées, mépris — au nom de l'amour. Mais cette tolérance n'est pas altruiste : elle sert à préserver l'objet idéalisé coûte que coûte, quitte à se détruire soi-même.

Le masochisme ici n'est pas recherche de la souffrance pour elle-même mais conséquence logique d'une économie où la survie psychique est vécue comme dépendante du maintien de l'objet, quel qu'en soit le prix. Le sujet préfère souffrir que renoncer à l'illusion.

La violence du retournement

Lorsque l'idéalisation s'effondre — et elle s'effondre toujours, car aucun être réel ne peut soutenir indéfiniment une projection aussi massive — le renversement est brutal. L'amour se transforme en haine, l'objet idéalisé devient persécuteur, le même qui était « parfait » devient « le pire ».

Cette violence du retournement révèle que l'ambivalence n'avait jamais été intégrée. Le clivage se maintient, seul change le pôle investi. Le sujet oscille entre positions paranoïde (« il me veut du mal, il m'a trompé depuis le début ») et dépressive (« je suis nul, je n'ai rien compris, je mérite cette souffrance »), sans parvenir à une position intermédiaire de reconnaissance de la complexité de l'objet et de soi.

 

Conséquences : Le coût psychique et relationnel

L'appauvrissement du Moi

L'idéalisation pathologique appauvrit considérablement le Moi. Toute l'énergie psychique étant investie dans le maintien de l'illusion, les autres fonctions du Moi sont négligées : capacité de jugement, pensée autonome, créativité, investissements sociaux et professionnels. Le sujet se vide de sa substance propre au profit d'une existence par procuration.

Cet appauvrissement crée un cercle vicieux : plus le Moi s'appauvrit, plus il dépend de l'objet externe pour se sentir exister, plus l'idéalisation devient nécessaire. La dépendance se renforce au fil du temps, jusqu'à des états de décompensation grave lorsque l'objet fait défection.

L'impossibilité de la rencontre authentique

En figeant l'autre dans un rôle fantasmatique, l'idéalisation empêche toute rencontre véritable. L'autre réel — avec ses désirs propres, ses contradictions, sa finitude — ne peut exister. Il est réduit au statut d'objet partiel, support d'une projection. Cette négation de l'altérité empêche toute relation dialogique, au sens où Watzlawick pourrait l'entendre : il n'y a pas d'ajustement réciproque, pas de négociation, pas de reconnaissance mutuelle.

Le partenaire idéalisé se trouve assigné à une place impossible. Il doit incarner le fantasme du sujet tout en restant « naturel ». Toute tentative d'affirmer sa propre subjectivité est vécue comme trahison, abandon, preuve qu'il n'est « pas le bon ». Cette situation génère chez lui culpabilité, confusion, parfois même effondrement identitaire.

La répétition compulsive et l'échec thérapeutique

L'idéalisation pathologique s'inscrit dans une compulsion de répétition particulièrement résistante. Le sujet répète inlassablement le même scénario relationnel, cherchant dans chaque nouvelle relation à effacer l'échec de la précédente. Mais la structure demeurant inchangée, l'issue est prévisible.

Les risques de décompensation

Lorsque l'objet idéalisé se dérobe définitivement — rupture, décès, révélation de sa « vraie nature » — le risque de décompensation est majeur. Le sujet peut basculer dans des états mélancoliques graves (avec risque suicidaire élevé), des décompensations persécutives (l'objet perdu devient persécuteur), ou des agirs violents (passage à l'acte contre l'objet ou contre soi).

La mélancolie post-idéalisation est particulièrement grave car l'objet perdu emporte avec lui tout ce que le sujet avait projeté de valorisant. Le Moi, déjà appauvri, se retrouve confronté à sa vacuité. Les auto-reproches mélancoliques (« je suis nul, je ne vaux rien ») sont en réalité des reproches adressés à l'objet intériorisé.

 

Comment sortir du mirage

La confrontation progressive au fantasme

Il est nécessaire de ne pas conforter l'idéalisation. Face à une personne qui décrit son partenaire en termes dithyrambiques, on doit introduire le doute, questionner, pointer les contradictions. Non pour détruire brutalement l'illusion — ce serait traumatique — mais pour ouvrir un espace de questionnement.

Le travail sur les assises narcissiques

Il faut aider la personne à développer des sources de valorisation internes, indépendantes du regard de l'autre. Bergeret insisterait sur la nécessité de consolider le Moi par un étayage analytique patient, permettant au sujet d'intérioriser progressivement des fonctions auparavant externalisées.

Cela passe par la reconnaissance de ses  affects, de ses désirs, de ses pensées propres, souvent niés ou confondus avec ceux de l'autre idéalisé.

La tolérance de l'ambivalence

Il est nécessaire que la personne puisse intégrer l'ambivalence. Tout objet est à la fois bon et mauvais, aimable et détestable, satisfaisant et frustrant. Cette réalité, évidente pour un sujet sain, est insupportable pour celui qui fonctionne sur le mode du clivage.

Progressivement, la personne peut apprendre que l'ambivalence n'est pas destruction, que l'on peut aimer quelqu'un tout en voyant ses défauts.

 

De l'illusion à la rencontre

L'idéalisation narcissique pathologique n'est pas une forme extrême de l'amour — c'est son antithèse. Là où l'amour reconnaît l'altérité et accepte la vulnérabilité, l'idéalisation nie et contrôle. Là où l'amour tolère l'ambivalence, l'idéalisation clive. Là où l'amour accepte le manque, l'idéalisation exige la complétude.

Comprendre cette pathologie exige d'en saisir les racines structurales : faille narcissique primitive, défaut de triangulation œdipienne, identifications défaillantes. Elle impose aussi d'analyser ses mécanismes économiques : choix d'objet narcissique, projection massive, déni du réel, surinvestissement exclusif. Les conséquences sont graves : appauvrissement du Moi, impossibilité de la rencontre, répétition compulsive, risques dépressifs majeurs.

Peut-être faut-il, pour conclure, rappeler cette évidence : on n'aime pas quelqu'un parce qu'il est parfait, mais parce qu'il est lui, avec ses failles et ses contradictions. L'amour véritable commence là où l'idéalisation s'achève — dans la reconnaissance lucide et néanmoins bienveillante de l'altérité irréductible de l'autre.

Ce qui se paie « à tout prix » n'est jamais l'amour — c'est toujours la défense contre son impossibilité.

Le sentiment d'utilité : un besoin fondamental porteur d'espoir

Le 19/10/2025

L'angoisse du vide

Dans nos relations, nous pouvons souvent entendre cette plainte : "Je ne sers à rien", "Ma vie est vide", "À quoi bon ?". Ce n'est pas un hasard si les statistiques sur l'épuisement professionnel, la dépression et la quête de sens au travail explosent dans les sociétés occidentales. Derrière ces maux contemporains se cache une question fondamentale : comment exister quand on ne se sent utile à rien ni personne ?

Le sentiment d'inutilité n'est pas qu'un inconfort passager. C'est une menace existentielle qui peut mener à l'effondrement psychique. À l'inverse, se sentir utile - avoir l'impression que notre présence au monde produit quelque chose de valable - constitue un rempart puissant contre l'angoisse. Plus encore : c'est porteur d'espoir, car contrairement à d'autres besoins fondamentaux, nous disposons d'une certaine capacité à agir sur ce sentiment.

Explorons pourquoi l'utilité est un besoin psychique fondamental, comment elle se construit, quels pièges elle recèle, et surtout comment cultiver un sentiment d'utilité sain qui donne du sens à notre existence sans nous enfermer dans des défenses rigides.

 

L'utilité comme besoin fondamental

  • Deux niveaux distincts

Il faut d'abord distinguer deux choses qui se confondent souvent : *être utile* et *se sentir utile*. Le premier relève d'une réalité objective - j'accomplis des tâches, je produis des effets, j'ai une fonction dans un système. Le second est une construction subjective - je me perçois comme ayant de la valeur à travers mes actions.

Ces deux dimensions ne se recouvrent pas toujours. On peut être objectivement utile (un soignant qui sauve des vies) tout en se sentant vide et insignifiant. À l'inverse, on peut se sentir profondément utile dans des activités dont l'utilité objective est questionnable. Ce qui compte pour l'équilibre psychique, c'est avant tout le sentiment subjectif, l'expérience vécue d'être agent productif dans le monde.

  • Une perspective évolutionniste

D'un point de vue darwinien, la contribution au groupe a toujours représenté un avantage adaptatif majeur. Nos ancêtres qui participaient activement à la survie collective - chasse, cueillette, protection, soin aux enfants - avaient plus de chances de transmettre leurs gènes. Le besoin de se sentir utile pourrait donc être ancré dans notre architecture psychique comme mécanisme favorisant la coopération.

Cette lecture évolutionniste explique pourquoi l'exclusion du groupe, l'inutilité sociale, provoque une souffrance si intense. Être inutile, c'était historiquement être éjecté du groupe, donc condamné. L'angoisse que nous ressentons face à notre propre inutilité n'est peut-être que l'écho lointain de cette menace primordiale.

  • Une défense mature

Du point de vue psychanalytique, l'utilité peut fonctionner comme une défense mature contre l'angoisse existentielle. Freud parlait de sublimation : transformer nos pulsions en réalisations socialement valorisées. Faire quelque chose d'utile, c'est donner forme à notre énergie psychique, la canaliser vers des buts constructifs plutôt que de la laisser se retourner contre nous en symptômes.

Bergeret distinguerait probablement les organisations de personnalité selon leur rapport à l'utilité. Une personnalité bien structurée peut investir des projets utiles avec souplesse, en tirant satisfaction de l'action elle-même. Une organisation plus fragile risque de faire de l'utilité un rempart désespéré : "je n'existe que si je sers". Dans le premier cas, c'est une défense mâture. Dans le second, une défense rigide qui peut se retourner en pathologie.

  • Le caractère et ses projets

René Le Senne, philosophe du caractère, voyait dans les projets et réalisations le moyen par lequel la personne se construit et se définit. Le caractère n'est pas une essence figée, mais une structure dynamique qui se forge à travers ce que nous faisons du monde et ce que le monde fait de nous. 

Être utile, dans cette perspective, c'est inscrire sa marque dans le réel. C'est sortir de soi pour agir sur l'environnement, et en retour être transformé par cette action. Le sentiment d'utilité serait alors le témoin subjectif de cette inscription réussie : je ne suis pas un spectateur passif, je suis acteur de ma propre existence et, modestement, de celle du monde.

  • La transition nécessaire

Ces cadres théoriques - darwinien, psychanalytique, caractérologique - convergent vers une idée centrale : l'utilité répond à un besoin psychique profond. Mais ils ne disent pas comment, concrètement, on construit ce sentiment. Comment passe-t-on du besoin d'être utile à l'expérience effective de l'utilité ? C'est là qu'intervient un concept plus opérationnel : l'agentivité.

 

L'agentivité : le moteur de l'utilité

  • Bandura et le sentiment d'efficacité personnelle

Le psychologue Albert Bandura a introduit un concept qui éclaire puissamment notre propos : l'agentivité (agency en anglais), ou sentiment d'efficacité personnelle (self-efficacy). Il s'agit de la capacité à se vivre comme cause de ses propres actions et de leurs effets sur le monde.

Ce n'est pas exactement "être utile aux autres". C'est plus fondamental : c'est produire des effets voulus, transformer le réel par son action, se percevoir comme agent causal plutôt que comme objet passif des événements. Vous pouvez être agent sans être utile à quiconque - un ermite qui construit sa cabane dans les bois fait preuve d'agentivité. Et inversement, vous pouvez être utile sans aucune agentivité - un esclave est utile à son maître mais ne choisit ni ses actions ni leurs finalités.

L'utilité devient porteuse de sens quand elle s'articule avec l'agentivité. Non pas "on se sert de moi", mais "je choisis d'agir et mes actions produisent des effets que je valorise". C'est cette combinaison - action + intention + effet + valeur - qui nourrit le sentiment d'utilité profond.

  • Les quatre sources du sentiment d'efficacité

 

Bandura identifie quatre sources qui construisent notre sentiment d'efficacité personnelle :

  • Les expériences de maîtrise : la plus puissante. J'ai réussi à faire quelque chose, j'en ai vu les résultats concrets. Cette expérience s'inscrit en moi et renforce ma conviction que je peux agir efficacement. Un parent qui voit son enfant progresser grâce à son accompagnement, un artisan qui contemple l'objet qu'il a fabriqué, un bénévole qui constate l'amélioration du lieu qu'il a nettoyé - toutes ces expériences nourrissent l'agentivité.

 

  • Les expériences vicariantes : j'observe quelqu'un qui me ressemble réussir. Si elle y arrive, pourquoi pas moi ? C'est pourquoi les modèles identificatoires sont cruciaux. Voir d'autres personnes ordinaires accomplir des choses utiles élargit notre champ des possibles et stimule notre propre désir d'agir.

 

  • La persuasion verbale : quelqu'un en qui j'ai confiance me dit que je suis capable, que mon action a de la valeur. Ce feedback externe peut renforcer temporairement le sentiment d'efficacité, à condition d'être crédible et étayé par des faits. Les encouragements vides ont peu d'effet ; la reconnaissance précise et ajustée, beaucoup.

 

  • Les états physiologiques et émotionnels : quand je me sens calme, énergique, confiant, mon sentiment d'efficacité augmente. À l'inverse, l'anxiété, la fatigue, le stress le diminuent. C'est un facteur souvent sous-estimé : prendre soin de son état physique et émotionnel est une condition de l'agentivité.

 

  • Le cercle vertueux action-maîtrise

Bandura décrit un cercle vertueux : le sentiment d'efficacité conduit à l'action, l'action à la maîtrise, la maîtrise renforce le sentiment d'efficacité. À l'inverse, le sentiment d'impuissance conduit à l'évitement, l'évitement à la perte de compétences, qui renforce l'impuissance. C'est ce qu'on appelle l'impuissance apprise.

Le sentiment d'utilité s'inscrit dans cette dynamique. Quand je me vis comme agent efficace, j'ose entreprendre des actions utiles. Quand ces actions produisent des effets positifs, mon sentiment d'utilité se renforce. Quand ce sentiment est fort, j'ose davantage. Et ainsi de suite.

 

  • L'antidote à la rumination

Pourquoi l'agentivité protège-t-elle de l'angoisse ? Parce que l'action structure, oriente, ancre dans le présent. L'angoisse, à l'inverse, se nourrit de rumination, d'anticipation catastrophique, de ressassement. Quand j'agis - vraiment, avec intention et attention - je sors de ma tête. Je suis confronté au réel, à ses résistances, à ses réponses. Je ne peux pas ruminer en même temps que je construis, répare, crée, soigne, enseigne.

Paul Watzlawick, théoricien de la communication, affirmait qu'on ne peut pas ne pas communiquer. De même, on ne peut pas ne pas agir - même l'inaction est une forme d'action. Mais l'agentivité, c'est agir *avec intention*, pas subir passivement le cours des choses. C'est ponctuer la séquence des événements en se positionnant comme sujet actif plutôt que comme objet passif.

 

  • Du besoin à la pratique

L'apport de Bandura est de rendre opérationnel ce qui pourrait rester abstrait. Le besoin d'utilité ne se satisfait pas par décret ou par introspection. Il se construit par l'action répétée, par l'accumulation d'expériences de maîtrise, par le feedback du réel. Ce n'est pas "penser qu'on est utile", c'est *faire des choses utiles et en constater les effets*.

Cette perspective est libératrice : elle sort du registre du jugement moral ("tu devrais te sentir utile") pour entrer dans celui de la pratique ("que peux-tu faire aujourd'hui qui te donnera cette expérience ?"). C'est en cela qu'elle est porteuse d'espoir.

 

Les pièges et dérives

Mais attention. Le sentiment d'utilité, comme tout besoin psychique, peut déraper en pathologie quand il devient rigide, exclusif, désespéré. Il faut examiner les pièges pour mieux les éviter.

  • Le paradoxe de la quête désespérée

Cliniquement, on observe un paradoxe cruel : ceux qui cherchent le plus désespérément à se sentir utiles deviennent souvent contre-productifs. Le codépendant qui anticipe tous les besoins de l'autre avant même qu'ils ne s'expriment, le collègue qui s'impose dans tous les projets pour "aider", le parent qui surprotège son enfant au point de l'étouffer - tous cherchent à se sentir indispensables et tous créent, à terme, de la dépendance, du rejet, de l'inefficacité.

Pourquoi ? Parce que leur "utilité" ne sert pas vraiment l'autre, elle sert leur propre besoin de se sentir nécessaires. L'autre le sent, consciemment ou non, et finit par fuir ou se rebeller. Certains ont tellement besoin de se sentir utiles qu'ils deviennent l'équivalent humain d'un spam : techniquement présents, objectivement superflus, subjectivement agaçants.

Le vrai service, l'utilité ajustée, suppose une écoute de l'autre, une conscience de ses besoins réels, et surtout l'acceptation qu'on n'est pas toujours nécessaire. Paradoxalement, ceux qui sont les plus utiles sont ceux qui peuvent tolérer de ne pas l'être tout le temps.

 

  • L'utilité comme tyrannie

Autre dérive : faire de l'utilité une condition d'existence. "Je ne vaux que ce que je produis", "je n'ai le droit d'exister que si je sers à quelque chose". Cette croyance sous-tend le workaholisme, le syndrome du sauveur, l'épuisement professionnel.

On rencontre souvent cette configuration chez des personnalités qui ont intériorisé très tôt qu'elles ne seraient aimées que pour ce qu'elles apportent, pas pour ce qu'elles sont. L'utilité devient alors une monnaie d'échange désespérée contre la reconnaissance et l'amour. Le problème, c'est qu'on ne peut jamais en faire assez. La dette est infinie. L'épuisement guette.

Bergeret parlerait peut-être d'une défense contre l'angoisse abandonnique : "si je suis indispensable, on ne pourra pas me quitter". Mais cette défense est coûteuse. Elle ne laisse aucun répit, aucun espace pour simplement être, sans faire. Elle transforme la vie en performance anxieuse.

 

  • La confusion valeur et fonction

Troisième piège, sociétal celui-là : confondre notre valeur avec notre fonction. Les sociétés productivistes nous poussent dans ce sens. On nous juge à notre CV, notre rendement, notre employabilité. Quand on perd son travail, on dit qu'on "n'a plus rien" - comme si notre emploi épuisait notre identité.

Cette confusion a des conséquences ravageuses. Elle rend insupportable toute période d'inactivité - retraite, maladie, chômage. Elle disqualifie tous ceux qui ne produisent pas selon les critères dominants - personnes handicapées, personnes âgées dépendantes, personnes en situation de précarité. Elle alimente le sentiment d'inutilité et, par extension, la honte et le désespoir.

Or nous ne sommes pas réductibles à notre fonction. Notre valeur en tant qu'êtres humains est inconditionnelle, elle ne dépend pas de notre productivité. Distinguer "ce que je fais" et "ce que je suis" est une nécessité psychique. On peut perdre sa fonction sans perdre sa valeur. On peut être utile de mille manières qui ne passent pas par l'utilité économique.

 

  • Les limites objectives

Dernier point, crucial : ne pas nier les déterminismes et les limites objectives. Tout le monde ne dispose pas des mêmes ressources pour développer son agentivité. Une personne en dépression sévère, par exemple, n'a tout simplement pas l'énergie psychique disponible pour s'engager dans l'action. Lui dire "il suffit d'agir pour aller mieux" relève du déni cruel.

De même, les contextes sociaux, économiques, les discriminations, les handicaps, les traumatismes créent des obstacles réels à l'agentivité. On ne peut pas ignorer ces réalités au nom d'un optimisme béat. L'agentivité n'est pas que affaire de volonté individuelle, elle dépend aussi des possibilités objectives qu'offre l'environnement.

Reconnaître ces limites n'est pas du fatalisme, c'est de la lucidité. Cela permet d'ajuster nos attentes, de chercher des marges de manœuvre réalistes, et d'éviter la culpabilisation toxique de ceux qui ne parviennent pas à "se sentir utiles" parce que leur contexte de vie ne le permet tout simplement pas.

 

Comment cultiver un sentiment d'utilité sain

Passons maintenant à la dimension pratique. Comment développer un sentiment d'utilité qui nourrisse sans dévorer, qui structure sans rigidifier ?

  • Commencer petit : les micro-actions

L'erreur courante est de viser trop grand : "je vais sauver le monde", "je vais révolutionner mon entreprise". Ces projets grandioses échouent souvent et renforcent le sentiment d'impuissance. Bandura insiste sur l'importance des expériences de maîtrise progressives.

Commencez par des actions minuscules dont vous pouvez constater les effets rapidement. Préparer un repas équilibré et le savourer. Ranger un espace qui était en désordre. Répondre attentivement à un message d'un proche. Arroser une plante. Réparer un objet cassé. Ces micro-actions produisent des effets mesurables, immédiats, tangibles.

L'accumulation de ces petites expériences de maîtrise reconstruit peu à peu le sentiment d'efficacité. C'est comme un muscle atrophié qu'on réhabilite doucement. On commence par soulever des poids légers avant d'augmenter progressivement la charge. L'utilité se cultive de même : par petites touches, jour après jour.

 

  • Diversifier les sources

Ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier. Si toute votre utilité repose sur votre travail, que se passe-t-il en cas de licenciement, de retraite, de burnout ? Si elle repose exclusivement sur votre rôle parental, que se passe-t-il quand les enfants partent ?

Diversifiez vos domaines d'investissement : travail, famille, activités associatives, créations personnelles, transmissions de compétences, engagement citoyen, soin à l'environnement, pratiques artistiques ou manuelles... Plus vos sources d'utilité sont variées, plus vous êtes résilient face aux aléas de la vie.

Cette diversification a un autre avantage : elle permet de nourrir différentes dimensions de votre identité. Vous n'êtes pas seulement un professionnel, un parent, un ami. Vous êtes tout cela à la fois, et chaque rôle peut être investi de manière utile.

 

  • Accepter l'imperfection

L'utilité relative vaut mieux que l'inutilité absolue. Vous n'avez pas besoin de changer le monde, de guérir tous les maux, de résoudre toutes les souffrances pour vous sentir légitimement utile. Faire un petit pas dans la bonne direction, c'est déjà beaucoup.

Cette acceptation de l'imperfection protège du découragement. Beaucoup de personnes abandonnent leurs projets utiles parce qu'elles constatent que leur action ne règle pas tout. Mais c'est un critère absurde. Personne n'a ce pouvoir. Ce qui compte, c'est l'orientation, le mouvement, la contribution modeste mais réelle.

Un exemple clinique : une patiente dépressive se reprochait de ne pas être "assez présente" pour ses amis. En thérapie, nous avons redéfini ce qu'était une présence suffisamment bonne - répondre aux messages quand elle le pouvait, même brièvement. Pas besoin d'être toujours disponible 24h/24. Cette redéfinition réaliste lui a permis de se sentir à nouveau utile dans ses amitiés, au lieu de s'enfermer dans la culpabilité et le retrait.

 

  • Distinguer contrôle et influence

Nous ne contrôlons pas tout, mais nous influençons beaucoup. Cette distinction, popularisée par les thérapies cognitivo-comportementales, est fondamentale pour maintenir un sentiment d'agentivité sain.

Je ne contrôle pas si mon enfant réussira sa vie, mais j'influence ses chances en l'éduquant avec attention. Je ne contrôle pas l'issue d'une crise écologique, mais j'influence marginalement les choses par mes choix quotidiens. Je ne contrôle pas si mon action sera reconnue, mais j'influence la probabilité en communiquant clairement.

Accepter qu'on ne contrôle pas tout évite le sentiment de toute-puissance et la culpabilité démesurée en cas d'échec. Reconnaître qu'on influence quand même maintient l'agentivité et le désir d'agir. C'est un équilibre subtil, mais essentiel.

 

  • Des exemples concrets

Quelles actions concrètes nourrissent le sentiment d'utilité ? Voici une liste non exhaustive, pour stimuler votre réflexion :

  • Transmission de compétences : enseigner quelque chose que vous savez faire, formellement ou informellement. Mentorat, tutorat, partage de savoir-faire.

 

  • Soin aux autres : écouter un proche en difficulté, accompagner une personne âgée, soutenir un collègue. Attention : sans tomber dans le piège du sauveur.

 

  • Engagement associatif ou citoyen : bénévolat, participation à des projets collectifs, implication dans la vie de la cité.

 

  • Création : écrire, dessiner, composer, construire. Toute création laisse une trace dans le monde, produit quelque chose qui n'existait pas.

 

  • Maintien et soin de l'environnement : jardiner, nettoyer un espace public, trier ses déchets, réparer plutôt que jeter. Ces gestes modestes inscrivent notre action dans le réel.

 

  • Travail bien fait : quelle que soit votre profession, la faire avec conscience et compétence. L'utilité ne réside pas nécessairement dans la grandeur de la tâche, mais dans la qualité de l'exécution.

 

  • Cuisiner : préparer des repas sains pour soi et ses proches. Geste humble, quotidien, mais profondément nourricier au sens propre et figuré.

 

  • Écoute active : simplement être présent à l'autre, sans jugement, sans chercher à tout résoudre. C'est une forme d'utilité souvent sous-estimée.

 

L'essentiel est de trouver ce qui résonne avec votre tempérament, vos compétences, vos contraintes. Il n'y a pas d'utilité noble et d'utilité indigne. Toute action qui produit du sens pour vous et un effet positif dans le monde mérite d'être valorisée.

 

  • Le rôle du feedback

Bandura insiste sur l'importance du feedback - ces informations qui nous reviennent sur les effets de nos actions. Sans feedback, impossible de savoir si on est efficace, donc impossible de développer le sentiment d'efficacité.

Cherchez activement ce feedback. Demandez à vos proches, vos collègues, les bénéficiaires de vos actions comment ils perçoivent votre contribution. Pas pour quémander des compliments, mais pour ajuster votre action et en mesurer les effets réels.

Apprenez aussi à vous auto-évaluer de manière réaliste. Qu'ai-je accompli aujourd'hui ? Quel effet cela a-t-il eu ? Tenir un journal peut aider : noter chaque jour trois actions utiles accomplies. Cette pratique simple renforce la conscience de sa propre agentivité.

Attention toutefois à ne pas dépendre exclusivement du feedback externe. Certains environnements sont avares en reconnaissance. Si vous attendez toujours qu'on vous dise que vous êtes utile, vous risquez l'épuisement et la frustration. Il faut aussi développer une capacité à reconnaître soi-même la valeur de ses actions, indépendamment du regard d'autrui.

 

  • Créer des boucles de rétroaction positives

Enfin, pensez systémiquement. Comment créer des situations où votre action utile produit des effets qui, en retour, vous encouragent à continuer ? C'est ce qu'on appelle une boucle de rétroaction positive.

Exemple : vous commencez à jardiner. Vous voyez les plantes pousser grâce à vos soins. Cette croissance visible vous encourage à continuer. Vous apprenez, vous progressez, votre jardin s'embellit. Des voisins vous complimentent. Vous leur donnez des conseils. Ils jardinent à leur tour. Le quartier se végétalise. Vous vous sentez partie prenante d'un mouvement positif. Votre sentiment d'utilité s'approfondit.

Ces boucles vertueuses ne se créent pas toujours spontanément. Parfois, il faut les amorcer consciemment : choisir des actions dont on pourra constater les résultats, s'entourer de personnes qui valorisent le type d'utilité qu'on cherche à déployer, s'inscrire dans des collectifs où l'entraide et la reconnaissance mutuelle sont la norme.

 

L'utilité comme espoir

Revenons à l'intuition initiale : pourquoi le sentiment d'utilité est-il porteur d'espoir ?

Parce que, contrairement à d'autres besoins psychiques fondamentaux - être aimé, être reconnu, être valorisé - qui dépendent largement des autres et échappent en grande partie à notre contrôle, l'agentivité et le sentiment d'utilité relèvent en partie de nous.

On ne peut pas *décider* d'être aimé. On ne peut pas *forcer* les autres à nous reconnaître. Mais on peut *agir* pour se sentir utile. On peut choisir des actions, constater leurs effets, ajuster, recommencer. C'est un domaine où nous disposons d'une marge de manœuvre réelle.

Cette marge de manœuvre est précisément ce qui fonde l'espoir. Pas un espoir naïf du type "tout dépend de moi", mais un espoir réaliste : "je ne suis pas totalement impuissant, je peux faire quelque chose, même modeste, et cela compte".

Face à l'absurde, face à la finitude, face aux multiples sources d'angoisse qui traversent l'existence humaine, l'action utile est une réponse. Elle ne résout pas tout, elle ne supprime pas l'angoisse existentielle, mais elle la rend supportable. Elle donne une direction, un sens, une raison de se lever le matin.

C'est en cela que le sentiment d'utilité est un besoin fondamental : il nous permet de sortir de la position victimaire, de la passivité désespérée, pour retrouver une posture d'agent. Non pas tout-puissant, mais capable. Non pas contrôlant, mais influent. Non pas sauveur du monde, mais contributeur modeste au bien commun.

L'espoir, dans cette perspective, n'est pas l'attente passive que les choses s'arrangent. C'est la conviction active que nous pouvons, à notre échelle, participer à ce que les choses s'arrangent. Ou au moins, à ce qu'elles ne s'arrangent pas trop mal.

Et peut-être, finalement, est-ce là la définition d'une vie réussie : non pas une vie exceptionnelle, admirée, spectaculaire, mais une vie où l'on s'est senti, la plupart du temps, utile à quelque chose ou à quelqu'un. Une vie où l'on a agi plutôt que subi. Une vie où l'on a laissé, ici et là, de petites traces positives.

Ce n'est pas grand-chose, direz-vous. C'est tout, répondrai-je.

 

Cet article n'a pas la prétention d'épuiser la question du sentiment d'utilité, ni de fournir des recettes miracle. Il vise simplement à ouvrir une réflexion sur un besoin psychique trop souvent négligé, et à suggérer quelques pistes praticables. Si une seule idée vous inspire une action, même minuscule, alors cet article aura été utile. Ce qui, vous en conviendrez, serait satisfaisant.

 

Hope

Les matrices de compatibilité caractérielle sont-elles une impasse ?

Le 05/10/2025

 Précision liminaire

Je pratique une branche de la psychologie - la caractérologie - notamment celle de Le Senne. Mais il faut être clair sur ce qu'elle apporte par rapport aux tests conventionnels de personnalité.

Les tests standardisés (MBTI, Big Five, DISC, etc.) produisent des profils statiques et descriptifs. Ils photographient un état supposé stable, catégorisent, et souvent promettent de prédire les comportements. Leur logique est celle du catalogue : vous êtes ceci, donc vous êtes susceptibles de faire cela.

La caractérologie fonctionne autrement. Elle n'est pas prédictive mais compréhensive.

Elle offre un langage pour saisir les tendances d'une personne – son rapport à l'émotion, à l'action, au temps – non pas pour l'enfermer dans une case, mais pour comprendre comment elle se défend, comment elle entre en relation, comment elle souffre. C'est un outil d'intelligibilité du fonctionnement psychique, pas un verdict.

Surtout, la caractérologie que je pratique n'est jamais isolée du contexte relationnel et systémique. Savoir qu'un sujet est "colérique" ou "sentimental" ne dit rien de sa relation à l'autre tant qu'on n'analyse pas « comment » ces tendances s'actualisent dans l'interaction concrète. C'est une grille de lecture parmi d'autres, pas une vérité finale.

 

L'appel du catalogue

La tentation est compréhensible. Face à un couple en crise ou une équipe dysfonctionnelle, pouvoir consulter une matrice croisant les profils psychologiques pour prédire qui "fonctionne" avec qui procurerait une illusion rassurante de maîtrise. Les tests de personnalité en recrutement, les applications de rencontre basées sur des algorithmes de compatibilité, les conseils conjugaux simplistes oscillant entre "les opposés s'attirent" et "qui se ressemble s'assemble" témoignent de ce fantasme prédictif.

Le marché regorge de ces outils : MBTI, ennéagramme (j’y suis formé moi-même), DISC (j’y suis moi-même certifié), et même des réappropriations sauvages de typologies cliniques comme celle de Le Senne. Tous promettent la même chose : anticiper le fonctionnement relationnel en additionnant des caractéristiques individuelles. C'est séduisant, c'est vendeur, et c'est fondamentalement erroné.

 

Bergeret : la structure se révèle dans le lien

Jean Bergeret nous rappelle que la structure de personnalité n'est pas un objet fixe qu'on "apporterait" dans la relation comme un bagage préexistant. Elle se révèle, se mobilise et se transforme *dans* l'interaction. 

Prenons un exemple : un sujet à fonctionnement obsessionnel ne "sera" pas le même avec un partenaire hystérique qu'avec un autre obsessionnel. Ce n'est pas une simple addition de traits (obsessionnel + hystérique = X). C'est un processus relationnel où chacun convoque chez l'autre certaines défenses, certains modes de fonctionnement plutôt que d'autres.

Avec un partenaire hystérique, l'obsessionnel pourra se rigidifier davantage pour contenir l'émotion débordante de l'autre, ou au contraire découvrir une souplesse insoupçonnée face à la séduction. Avec un autre obsessionnel, il pourra entrer dans une compétition féroce pour le contrôle, ou trouver un confort dans la prévisibilité partagée. Ce qui émerge n'est pas prédictible par une matrice mais par l'analyse du système défensif activé « entre » ces deux personnes-là, dans ce contexte-là.

La personnalité se co-construit dans le lien. Vouloir prédire la relation à partir des individus isolés, c'est comme vouloir prévoir la mélodie en examinant séparément chaque note.

 

Darwin : l'adaptation contextuelle prime

Charles Darwin nous enseigne que la sélection naturelle ne favorise pas « le meilleur » ou le plus « fort » en absolu, mais l'adéquation au milieu. Transposé aux relations humaines : il n'existe pas de combinaison caractérielle universellement fonctionnelle.

Un couple formé de deux sujets "colériques" (au sens de Le Senne : émotifs, actifs, primaires) peut être parfaitement adapté dans un contexte d'adversité nécessitant de l'action rapide et de l'intensité – gérer une entreprise en crise, affronter une maladie grave, traverser une période d'instabilité sociale. Le même couple, placé dans un contexte de stabilité et de routine quotidienne, peut devenir dysfonctionnel par surinvestissement énergétique sans exutoire.

Inversement, deux « flegmatiques » (non-émotifs, actifs, secondaires) excelleront dans la consolidation tranquille d'un projet à long terme mais risquent l'enlisement face à une urgence requérant réactivité émotionnelle.

L'environnement – matériel, social, temporel – détermine quelle configuration relationnelle sera adaptative. Une matrice de compatibilité fige ce qui est par nature évolutif et contextuel. Elle présuppose un essentialisme des caractères là où règne le mouvement adaptatif.

 

Watzlawick : la circularité contre la causalité linéaire

Paul Watzlawick et l'école de Palo Alto démolissent définitivement l'idée qu'on pourrait prédire une interaction en additionnant des caractéristiques individuelles. Leur apport majeur : substituer la causalité circulaire à la causalité linéaire.

La pensée linéaire dit : "A est dominateur, donc B devient soumis". La pensée circulaire dit : "A et B co-créent un pattern complémentaire de domination/soumission, chacun renforçant le comportement de l'autre dans une boucle sans origine assignable". Qui a commencé ? Question absurde. Le système interactionnel précède les positions individuelles.

Les patterns relationnels – complémentaires (différence acceptée) ou symétriques (égalité revendiquée) – émergent de l'interaction. Ils ne préexistent pas dans les "caractères" des protagonistes. Un même individu développera des patterns radicalement différents selon son interlocuteur et le contexte communicationnel.

Le paradoxe devient alors évident : chercher LA bonne combinaison de profils empêche précisément de voir COMMENT fonctionne le système relationnel réel. On cherche la cause dans les individus alors qu'elle réside dans la structure de leur interaction.

Vouloir établir une matrice de compatibilité, c'est comme vouloir prédire une partie d'échecs en examinant séparément les pièces blanches et noires, sans considérer le jeu lui-même.

 

Implications pratiques

En thérapie conjugale

Le couple qui consulte en disant "nous ne sommes pas compatibles" exprime souvent un renoncement à comprendre ce qui se joue entre eux. Le travail thérapeutique consiste alors à déplacer la question : non pas "sommes-nous faits l'un pour l'autre ?" mais "que jouons-nous ensemble et pouvons-nous jouer autrement ?"

Explorer les patterns circulaires, identifier les double-liens, mettre au jour les bénéfices secondaires des dysfonctionnements : voilà le travail clinique. Une matrice de compatibilité court-circuite cette élaboration en offrant un verdict pseudo-scientifique là où il faudrait une analyse.

 

En intervention systémique (équipes, organisations)

En contexte professionnel, l'illusion est encore plus prégnante. Les outils RH promettent de composer "l'équipe idéale" en croisant des profils. Résultat : on constitue des groupes sur le papier harmonieux qui dysfonctionnent dans la réalité, parce que personne n'a pensé à la régulation systémique nécessaire.

Une équipe n'est pas une collection d'individus mais un système avec ses règles implicites, ses coalitions, ses boucs émissaires, ses non-dits. La vraie question n'est pas "qui avec qui ?" mais "quelles régulations mettre en place pour que la diversité devienne ressource plutôt que handicap ?"

Un sujet à structure limite peut être toxique dans une équipe sans cadre, et précieux dans une équipe fortement structurée où son intensité émotionnelle apporte du liant. Un obsessionnel sera paralysant dans un contexte exigeant de la réactivité, et salvateur dans un projet nécessitant rigueur et anticipation.

 

Conclusion : de la carte au territoire

Les outils typologiques – que ce soit Le Senne, le Big Five, le MBTI ou tout autre système classificatoire – ont leur utilité comme « cartes heuristiques » pour penser. Ils permettent de nommer, de différencier, de conceptualiser des tendances caractérielles. Ce sont des instruments d'intelligibilité, pas des GPS prédictifs.

L'erreur catastrophique consiste à les transformer en matrices de compatibilité, c'est-à-dire en instruments prédictifs d'appareillage relationnel. C'est confondre la carte avec le territoire, le concept avec le réel, la typologie avec la clinique.

La vraie expertise du praticien – thérapeute, coach, consultant – ne réside pas dans la maîtrise d'un catalogue de profils, mais dans sa capacité à analyser finement ce qui se joue « ici et maintenant » entre CES personnes-là, dans CE contexte-là. C'est plus exigeant intellectuellement, plus inconfortable pour le praticien/consultant et pour le patient ou client, mais c'est la seule voie cliniquement honnête.

 

Puzzle

Affaire Daval : trajectoire d'un meurtrier

Le 04/09/2025

L’affaire Daval a bouleversé la France par son paradoxe : celui du « gendre idéal » devenu meurtrier. Comment comprendre ce basculement ? La seule explication rationnelle ne peut se réduire à la jalousie, à une dispute ou au hasard tragique d’une soirée. Pour éclairer ce drame, il faut se tourner vers la caractérologie de René Le Senne, et plus particulièrement vers le type émotif – non actif – secondaire (EnAS).

Ce profil de caractère, bien identifié, est prédisposé à accumuler les tensions intérieures jusqu’au moment où la soupape cède. Jonathann Daval en incarne une illustration clinique.

Un terrain psychologique fragile

L’émotif vit tout intensément. Ses expériences, ses relations, ses échecs comme ses réussites, prennent une dimension disproportionnée. Daval apparaît, dès son adolescence, comme un garçon timide, introverti, manquant de confiance en lui. L’émotivité, sans l’activité qui permet de la transformer en action constructive, devient un poids.

Or, chez le non-actif, les conflits ne se règlent pas dans l’affrontement ou le dialogue. Ils s’intériorisent, se ruminent, fermentent. À cela s’ajoute la secondarité, c’est-à-dire la tendance à ressasser les blessures et à entretenir les rancunes. Dans le cas de Daval, cela se traduit par des années de frustrations silencieuses, soigneusement contenues derrière un masque d’effacement.

L’idéalisation comme refuge

Rencontrer Alexia au lycée fut pour lui une planche de salut narcissique. Elle était plus vive, plus affirmée, plus énergique. En la choisissant, il s’offrait une identité par procuration : « elle a changé ma vie », disait-il. En réalité, il s’est installé dans une relation asymétrique : elle comme moteur, lui comme suiveur.

L’idéalisation d’Alexia lui évitait la confrontation avec son propre vide intérieur. Mais idéaliser, c’est aussi se condamner : si l’objet aimé s’éloigne, c’est tout l’édifice psychique qui s’effondre. Or, leur couple traversait une crise majeure : disputes répétées, difficulté à concevoir un enfant, déséquilibre des places. L’homme effacé voyait poindre le risque ultime : être abandonné, se retrouver nu, sans femme, sans foyer, sans identité.

La cocotte-minute caractérologique

Un profil EnAS fonctionne comme une cocotte-minute émotionnelle. Chaque reproche, chaque humiliation, chaque conflit non exprimé s’ajoute dans le réservoir. Rien ne sort, tout se dépose dans les couches profondes de la mémoire affective. La secondarité maintient vivace ces blessures, la non-activité empêche de les sublimer, et l’émotivité leur donne une intensité presque insupportable.

Le soir du meurtre, la dispute fut « la dispute de trop ». Les mots d’Alexia, ses reproches, ont rouvert des années de blessures enfouies. Jonathann lui-même l’a reconnu à l’audience : « Tout est ressorti, ces années de colère, tout ce que j’ai emmagasiné… »

Il ne s’agit pas d’une explosion « soudaine » au sens strict. Le terrain était préparé depuis longtemps. La rupture, impossible à concevoir pour lui, équivalait psychiquement à une annihilation. Le passage à l’acte fut alors l’expression ultime d’un effondrement du Moi incapable de contenir davantage la pression.

Le meurtre comme fausse solution

Étrangler Alexia n’était pas un projet, mais une issue brutale à un conflit intérieur insoluble. Il voulait « qu’elle se taise », disait-il. Derrière cette phrase, on lit le désespoir d’un homme incapable d’affronter la vérité de son couple et de sa propre fragilité. Le meurtre fut une tentative désespérée de faire taire la source de ses tourments internes.

Mais une fois l’acte accompli, l’émotif redevient… émotif. D’où ces larmes, ces signes de tristesse authentique, ce chagrin réel. L’émotif-non actif-secondaire n’est pas un psychopathe froid : c’est un être hypersensible, mais prisonnier de son incapacité à transformer sa sensibilité en confrontation constructive. D’où ce paradoxe : meurtrier et triste à la fois.

Une leçon de caractérologie

L’affaire Daval montre avec une crudité tragique comment certains profils caractérologiques, laissés à eux-mêmes, peuvent devenir dangereux dans un contexte de crise. L’EnAS est vulnérable face à l’accumulation de stress. Tant que le cadre est protecteur, il s’y fond. Mais dès que le cadre menace de se fissurer, le risque d’explosion devient réel.

Comprendre cela n’excuse rien. Cela permet en revanche d’identifier un mécanisme psychologique récurrent : la violence comme débordement de tensions trop longtemps contenues. Daval n’est pas l’incarnation du mal absolu, mais l’illustration tragique d’une structure de caractère fragile, confrontée à une situation de couple destructrice.

Conclusion

Le « gendre idéal » n’a pas tenu. Non parce qu’il était pervers ou manipulateur de bout en bout, mais parce que son profil caractérologique le condamnait à l’échec face à un stress conjugal extrême.

L’émotif-non actif-secondaire peut être tendre, fidèle, attachant. Mais il est aussi celui qui, privé d’espace d’expression, accumule les rancunes silencieuses jusqu’à ce que l’implosion devienne inévitable. L’affaire Daval nous rappelle que la compréhension des structures de caractère n’est pas une spéculation théorique : c’est une grille de lecture indispensable pour prévenir, anticiper et, peut-être, éviter le pire.

 

J daval

Convergences

Le 30/08/2025

Les convergences de Freud, René Le Senne, Jean Bergeret, Charles Darwin et Paul Watzlawick : une lecture croisée de l’humain

L’histoire de la pensée psychologique et scientifique a souvent pris des chemins divergents. D’un côté, la psychanalyse freudienne, marquée par l’exploration des profondeurs de l’inconscient et des conflits psychiques. De l’autre, la caractérologie de René Le Senne, cherchant à décrire les structures fondamentales de la personnalité. À côté encore, la clinique de Jean Bergeret, attentive aux pathologies de la relation et aux modes d’organisation de la vie psychique. Mais également, l’évolutionnisme de Charles Darwin, qui replace l’homme dans la continuité biologique du vivant. Enfin, la théorie de la communication de Paul Watzlawick, ancrée dans une lecture interactionnelle et systémique.

À première vue, ces cinq penseurs n’ont pas grand-chose en commun. Freud s’intéressait aux rêves, Darwin aux pinsons des Galápagos, Le Senne à la typologie des caractères, Bergeret aux cliniques borderline et Watzlawick aux paradoxes de la communication humaine. Pourtant, si l’on gratte la surface, on découvre un faisceau de points de rencontre, qui dessinent une vision cohérente de l’homme : un être déterminé, contraint, traversé par des tensions internes et externes, fondamentalement relationnel, limité dans sa liberté mais inscrit dans une dynamique évolutive.

Je vous propose d’explorer ces convergences. Non pas pour les forcer artificiellement, mais parce qu’elles révèlent une manière commune d’aborder l’humain : non pas comme un individu souverain, mais comme un être façonné par des structures qui le dépassent.

Nous suivrons cinq fils directeurs : les structures qui déterminent l’homme, les conflits qui l’animent, la centralité du lien à l’autre, les limites de sa liberté, et enfin la dimension évolutive qui traverse sa condition.

 

L’homme déterminé par ses structures

Freud, Darwin, Le Senne, Bergeret et Watzlawick partagent une conviction fondamentale : l’homme ne se définit pas d’abord par sa liberté, mais par des structures qui le déterminent.

Freud : la tyrannie de l’inconscient

Freud a montré que l’homme est gouverné par des forces inconscientes. Le « ça », réservoir pulsionnel, agit en dehors de toute volonté consciente. Le « moi » tente de composer avec la réalité, tandis que le « surmoi » impose ses interdits. Loin d’être libre, l’homme est ainsi travaillé par des instances psychiques contradictoires. Les rêves, les lapsus, les symptômes névrotiques montrent la puissance de cet inconscient structuré.

René Le Senne : la structure caractérologique

René Le Senne a proposé une approche caractérologique fondée sur trois dimensions stables : l’émotivité, l’activité et le retentissement (primaire ou secondaire). Ces paramètres dessinent une « structure » relativement fixe, qui conditionne la manière d’être au monde. Un émotif primaire ne réagira pas comme un non-émotif secondaire : la liberté se trouve encadrée par cette trame.

Darwin : l’héritage de l’évolution

Pour Darwin, l’homme est avant tout un animal. Son comportement, ses instincts, ses émotions trouvent leur origine dans des processus évolutifs. La peur, la jalousie, la coopération, la tendance à protéger sa descendance : autant de traits qui s’expliquent par la sélection naturelle. L’individu ne choisit pas ces dispositions, il les reçoit en héritage.

Bergeret : les organisations de la personnalité

Jean Bergeret a montré que la personnalité se structure selon des organisations – névrotique, psychotique, limite – qui orientent la manière de gérer les conflits internes et externes. Ces organisations ne sont pas des choix conscients, mais des adaptations précoces à des environnements affectifs et relationnels.

Watzlawick : la prison de la communication

Pour Paul Watzlawick, l’homme est pris dans des systèmes de communication dont il ne peut sortir. « On ne peut pas ne pas communiquer » : même le silence est un message. Les relations imposent des codes et des significations qui échappent souvent au contrôle individuel.

Point commun : tous ces penseurs montrent que l’homme est déterminé par des structures – inconscientes, caractérologiques, biologiques, organisationnelles ou communicationnelles.

 

Conflits et tensions comme moteur

L’homme n’est pas seulement structuré : il est traversé par des tensions. Ces conflits constituent le moteur même de son fonctionnement psychique et social.

Freud : les conflits pulsionnels

La psychanalyse repose sur l’idée que l’homme est travaillé par des pulsions contradictoires : Eros (vie, sexualité, lien) et Thanatos (mort, destruction). Le principe de plaisir se heurte au principe de réalité. Les symptômes naissent de ces tensions jamais complètement résolues.

Bergeret : les conflits psychiques organisateurs

Bergeret a décrit comment chaque organisation de la personnalité gère les conflits. Le névrotique vit dans le conflit intrapsychique (désir vs interdit). Le psychotique gère la menace d’effondrement de l’identité. Le borderline oscille entre ces deux pôles, avec un conflit constant autour de l’abandon et de la dépendance.

Le Senne : la tension caractère/situation

Le Senne insistait sur la confrontation entre structure caractérologique et circonstances. Un caractère rigide se heurte à une situation exigeant de la souplesse, et naît alors un conflit intérieur qui oriente le comportement.

Darwin : la lutte pour l’existence

L’évolution repose sur la tension entre individus pour la survie et la reproduction. La nature est une scène de conflits permanents : prédateur et proie, individus concurrents, espèces en compétition.

Watzlawick : les paradoxes de la communication

La double contrainte (double bind) illustre la conflictualité relationnelle : « sois spontané ! », injonction contradictoire qui piège l’individu. Les relations humaines sont traversées de paradoxes inévitables.

Point commun : chez tous, l’homme est un être de contradiction, son équilibre dépend de la manière dont il gère ses conflits.

 

L’importance du lien à l’autre

Aucun de ces auteurs ne pense l’homme isolément. Tous soulignent la dimension fondamentale de la relation.

Freud : le transfert et l’amour

Freud a montré que le rapport à l’autre est fondateur : le sujet se constitue dans le regard et le désir de l’autre. Le transfert en psychanalyse révèle combien les relations passées continuent de structurer les relations présentes.

Bergeret : pathologies relationnelles

Pour Bergeret, les troubles de la personnalité sont avant tout des troubles du lien. Les borderline, par exemple, oscillent entre fusion et rejet, dépendance et haine de l’autre.

Watzlawick : les axiomes de la communication

La communication est constitutive du lien humain. On ne peut pas ne pas communiquer, chaque message porte un contenu et une dimension relationnelle, et toute interaction est ponctuée différemment selon les acteurs.

Darwin : l’origine de la coopération

Darwin voyait dans la coopération et la solidarité des instincts sociaux favorisés par l’évolution. Les groupes capables d’entraide avaient plus de chances de survie.

Le Senne : compatibilités caractérologiques

La caractérologie éclaire les affinités et les incompatibilités : certains caractères se complètent, d’autres s’affrontent. La relation dépend de ces structures profondes.

Point commun : l’homme est un être de relation, le lien à l’autre conditionne son existence.

 

Les limites de la liberté et de la conscience

Tous ces penseurs convergent sur un point dérangeant : la liberté humaine est très relative.

Pour Freud, nous croyons décider, mais c’est l’inconscient qui gouverne.

Pour Le Senne, nous croyons choisir, mais c’est le caractère qui fixe nos marges.

Pour Bergeret, nous croyons être autonomes, mais notre histoire affective nous détermine.

Pour Darwin, nous croyons être supérieurs, mais nous restons soumis aux lois biologiques.

Pour Watzlawick, nous croyons être libres, mais nous sommes pris dans des systèmes communicationnels dont nous ne maîtrisons pas les règles.

Point commun : l’homme est limité, sa liberté est un mythe réconfortant plus qu’une réalité.

 

Une vision dynamique et évolutive de l’humain

Malgré ces contraintes, ces penseurs ne décrivent pas un homme figé. Au contraire, tous insistent sur la dimension dynamique de l’humain.

Freud : l’appareil psychique est un champ de forces en perpétuel mouvement.

Darwin : l’évolution est un processus continu, qui façonne encore nos comportements.

Bergeret : les organisations psychiques sont des adaptations dynamiques à l’environnement relationnel.

Le Senne : le caractère est stable, mais il se module selon les expériences.

Watzlawick : la communication est un système vivant, toujours en réorganisation.

Point commun : l’homme est un processus, pas une essence.

 

En conclusion

Freud, Le Senne, Bergeret, Darwin et Watzlawick appartiennent à des traditions intellectuelles très différentes. Pourtant, leurs pensées se rejoignent sur plusieurs points :

L’homme est déterminé par des structures qui le dépassent.

Son existence est traversée de conflits et de contradictions.

Le lien à l’autre est fondamental.

Sa liberté est limitée.

Il est un être en mouvement, inscrit dans une dynamique évolutive.

En croisant ces perspectives, on obtient une image de l’humain bien plus complexe qu’une vision naïve de l’individu libre et rationnel. L’homme est un être paradoxal : contraint mais dynamique, limité mais créatif, toujours pris entre des déterminismes et des possibles.

Cette lecture croisée permet d’éclairer nos comportements contemporains. Face aux nouvelles pathologies du lien, aux illusions de liberté entretenues par les réseaux sociaux, ou encore aux tensions identitaires, les enseignements de Freud, Le Senne, Bergeret, Darwin et Watzlawick demeurent d’une actualité brûlante.

Pourquoi certaines personnes répètent les mêmes erreurs ?

Le 31/07/2025

« Je ne comprends pas… je retombe toujours dans les mêmes travers. »

« J’attire toujours le même type de personne. »

« Chaque fois que j’avance, je finis par saboter. »

Ces phrases résonnent dans les cabinets de psychologues, de thérapeutes et de coachs. Derrière l’apparent hasard de certaines répétitions se cache une mécanique bien plus profonde, enracinée dans la personnalité, le tempérament et l’histoire du sujet.

Voici une lecture croisée à la fois caractérologique, comportementale et psychanalytique, pour mieux comprendre ces scénarios qui se rejouent, souvent au détriment de notre épanouissement.

La répétition : un symptôme courant, une fonction adaptative

Répéter, en soi, n’a rien d’anormal. Notre cerveau fonctionne par schémas et routines, ce qui lui permet d’économiser de l’énergie cognitive. Ainsi, nous apprenons à marcher, conduire, parler ou résoudre des conflits à partir de nos expériences passées. Le problème surgit lorsque ces répétitions deviennent rigides, douloureuses, ou autodestructrices.

Le comportement appris : le poids du conditionnement

La psychologie comportementale montre que nos réactions sont souvent le fruit d’apprentissages précoces. Nous développons des réponses conditionnées selon les conséquences que nos actions ont eues par le passé :

Un comportement renforcé (par une récompense ou une réduction d’un malaise) tend à se maintenir.

Un comportement puni ou inefficace tend à s’éteindre… sauf si une dimension affective s’y accroche.

Par exemple, une personne qui a appris dans l’enfance que la soumission évitait les conflits familiaux pourra reproduire ce pattern dans ses relations adultes, même si cela nuit à son affirmation de soi.

Freud et la compulsion de répétition : rejouer pour (ne pas) comprendre

Freud fut l’un des premiers à théoriser la compulsion de répétition : la tendance inconsciente à rejouer certains scénarios traumatiques non élaborés.

Pourquoi ? Parce que le psychisme, pour intégrer un événement, doit pouvoir le représenter, le symboliser, le mettre en récit. Si ce n’est pas le cas (par exemple dans un trauma infantile), l’expérience revient… mais sous forme d’action, de répétition.

On ne s’en souvient pas, on le revit.

Par exemple, un sujet abandonné par un parent négligent peut inconsciemment choisir des partenaires distants ou indisponibles. Il tente de réparer l’histoire… mais en réactivant exactement le même schéma.

La structure caractérielle : nos filtres émotionnels et relationnels

La caractérologie, notamment celle initiée par René Le Senne, permet de comprendre comment nos traits de caractère profonds influencent la manière dont nous vivons et interprétons le monde.

Selon Le Senne, trois facteurs principaux structurent le caractère :

  • Émotivité : sensibilité à l’impact affectif d’un événement. L’émotif adhère à ce qui l’émeut. D’autre part, l’émotivité se spécifie et souvent ne se traduira que dans les domaines où les intérêts vitaux de l’individu sont engagés. Ainsi, un émotif pourra être froid pour ce qui ne l’intéresse pas.
  • Activité : tendance à passer à l’action ou à rester passif. L’inactif agit contre son gré, l’actif vit pour agir.
  • Retentissement : on doit distinguer entre le retentissement actuel d’une représentation et son retentissement posthume. Tous les effets produits par une représentation pendant qu’elle occupe la conscience constituent le premier retentissement, la fonction primaire de la représentation. Tous les effets produits par une représentation après qu’elle a cessé d’être présente à la conscience constituent le second retentissement, la fonction secondaire de la représentation. Quand les effets d’une donnée mentale actuellement présente à la conscience refoulent ceux des données passées, la fonction primaire domine, on se trouve en présence d’un « primaire ». Dans le cas inverse, la « secondarité » domine et l’homme doit être dit secondaire. (Guy Palmade – « La caractérologie » – Puf, 1995).

Ces variables donnent naissance à plusieurs types caractériels, chacun ayant ses répétitions typiques.

Quelques exemples :

Le Passionné (émotif, actif, secondaire) : recherche de relations intenses. Il répète souvent des histoires d’amour conflictuelles, jalouses ou fusionnelles. Il dramatise, amplifie, relance des scénarios relationnels intenses, quitte à s’épuiser.

Le Flegmatique (non émotif, non actif, secondaire) : évite le conflit, préfère la stabilité. Il peut se retrouver dans des contextes professionnels ou conjugaux médiocres mais s’y maintient longtemps, par peur du changement ou du conflit.

Le Nerveux (émotif, non actif, primaire) : hypersensible, impulsif, souvent instable. Il peut répéter des décisions précipitées ou des sabotages à court terme, sous le coup de l’émotion.

Ces traits ne sont pas des fatalités, mais ils structurent des filtres de perception qui influencent nos choix, nos attirances, nos réactions, donc… nos répétitions.

Schémas précoces inadaptés

La thérapie des schémas de Jeffrey Young propose une lecture intégrative : certaines répétitions comportementales viennent de schémas précoces inadaptés, c’est-à-dire de croyances négatives construites très tôt (souvent dans l’enfance) à partir d’expériences relationnelles dévalorisantes ou insécurisantes.

Par exemple :

  • Schéma d’abandon → partenaires émotionnellement indisponibles.
  • Schéma de carence affective → recherche excessive de validation.
  • Schéma de défaveur → sabotage des réussites.

Ces schémas activent des réponses comportementales automatiques, que le patient confond souvent avec sa « personnalité » alors qu’il s’agit de stratégies de survie émotionnelle.

Illustrations concrètes

Marie, 34 ans, passionnée

Marie tombe toujours amoureuse d’hommes instables, parfois violents, mais ne « supporte pas » la tiédeur ou la prévisibilité. En caractérologie, elle correspond à un type émotif-actif-secondaire (passionnée).

Sa compulsion de répétition est aussi alimentée par un schéma de trahison (père infidèle). Elle rejoue l’abandon et cherche à le maîtriser… en le provoquant.

Thomas, 41 ans, flegmatique

Thomas reste dans un poste sous-payé depuis dix ans malgré un potentiel reconnu. Il évite les conflits, n’ose pas demander une augmentation ni postuler ailleurs. Il est de type flegmatique secondaire, peu émotif, peu actif, ruminant.

Son schéma de soumission l’amène à répéter des situations de dévalorisation, par peur de perdre l’approbation des autres.

Comment sortir de la répétition ?

Briser les répétitions nécessite :

La prise de conscience du schéma : reconnaître le pattern, voir ses origines, repérer les déclencheurs.

L’identification des croyances associées : « Je ne mérite pas mieux », « Je suis trop… », « Si je me défends, on me rejette ».

Un travail sur les traits de caractère : non pas pour les « changer », mais pour les apprivoiser et les adapter.

La mise en place de nouvelles réponses comportementales : expérimenter progressivement d’autres manières d’agir ou de réagir.

Une forme de tolérance à l’inconfort : car sortir d’un schéma familier, même douloureux, provoque de l’angoisse.

La répétition n’est pas une faiblesse, c’est un signal

Répéter les mêmes erreurs n’est pas un défaut moral mais un langage de l’inconscient et du caractère. C’est une tentative de maintenir une forme de cohérence interne, souvent coûteuse émotionnellement mais qui a du sens si on sait l’écouter.

Analyser ses schémas, comprendre son fonctionnement caractériel, décrypter ses conditionnements comportementaux, c’est ouvrir la voie à une transformation réelle — pas celle d’un idéal rêvé, mais celle d’un soi plus libre, plus lucide et plus apaisé.

 

Agir sous le coup de l'émotion

Le 19/07/2025

Est-il bon d’agir sous le coup de la colère ou de la tristesse ?

Une perspective comportementale sur l’impact des émotions intenses sur nos décisions.

Emotion et action, un lien instinctif

Il est courant d’entendre des expressions telles que : « J’ai réagi à chaud », « Je n’étais pas moi-même », ou « Je regrette d’avoir agi sous le coup de l’émotion ». Ces formulations traduisent une réalité neuropsychologique bien documentée : les émotions, lorsqu’elles atteignent une certaine intensité, modifient profondément nos prises de décision, nos actions et nos jugements.

Mais faut-il pour autant s’abstenir systématiquement d’agir lorsqu’on ressent de la colère ou de la tristesse ? Toute émotion forte est-elle mauvaise conseillère ? Dans cet article, nous examinons ces questions sous un angle comportementaliste, en nous appuyant sur les notions de régulation émotionnelle, de renforcement et de contingence.

Colère et tristesse : deux émotions fondamentales, deux fonctions adaptatives

La colère et la tristesse sont des réponses émotionnelles naturelles, universelles, et fonctionnelles. Elles remplissent des rôles bien précis dans notre adaptation à l’environnement :

La colère est liée à une perception d’injustice, de violation de règles ou de frustration. Elle est souvent associée à une activation physiologique intense (augmentation du rythme cardiaque, tension musculaire, vigilance accrue) et à une tendance à l’action : confrontation, revendication, défense des limites.

La tristesse, en revanche, est une émotion de perte, de désespoir ou d’impuissance. Elle s’accompagne d’un ralentissement global (baisse d’énergie, retrait social, rumination) et vise souvent à favoriser la réévaluation, la demande de soutien, ou l’introspection.

Ces émotions, dans un cadre adaptatif, servent à mobiliser des ressources ou à susciter des ajustements dans nos relations et nos comportements. Elles ne sont pas intrinsèquement négatives, mais leur influence sur nos comportements peut devenir problématique lorsqu’elles bloquent l’analyse rationnelle ou renforcent des patterns dysfonctionnels.

Agir "à chaud" : quels risques comportementaux ?

D’un point de vue comportemental, agir sous le coup d’une émotion intense revient à réagir automatiquement à un antécédent émotionnel, souvent sans analyse des conséquences. Cela pose plusieurs problèmes :

1. Distorsion de l’évaluation des contingences

Sous l’effet de la colère ou de la tristesse, l’individu surestime ou sous-estime certaines conséquences de ses actes. Par exemple, une personne en colère peut frapper ou insulter un proche, pensant "remettre les pendules à l’heure", sans anticiper les dommages relationnels à long terme.

2. Renforcement immédiat du comportement émotionnel

Si l’action entreprise "soulage" l’émotion (ex. : crier ou claquer une porte apaise temporairement la tension), un renforcement négatif se produit : on est plus susceptible de réutiliser ce mode d’action à l’avenir, même s’il est inadapté.

3. Inhibition des fonctions exécutives

Les émotions fortes activent le système limbique (notamment l’amygdale), au détriment du cortex préfrontal impliqué dans la planification, la logique et le contrôle inhibiteur. Il s’agit d’un biais neurocomportemental naturel, mais potentiellement dommageable.

Cas cliniques : quand l’émotion parasite la décision

Exemple 1 : La colère impulsive

Un patient se dispute avec sa conjointe et, pris dans un élan de colère, claque la porte et quitte le domicile. Sur le moment, il ressent un soulagement (renforcement négatif de la fuite), mais le conflit s’envenime. Ce comportement devient un schéma répétitif : dès que la tension monte, il fuit ou explose, empêchant toute régulation constructive.

Exemple 2 : La tristesse paralysante

Une patiente, après une rupture, se sent submergée par une tristesse intense. Elle envoie des messages désespérés à son ex-partenaire dans l’espoir de rétablir un lien. L’inaction de l’autre renforce son sentiment d’abandon. Chaque message non répondu devient une preuve de rejet, consolidant un cercle vicieux de passivité et de dévalorisation.

Est-il possible d’agir sous émotion sans être dysfonctionnel ?

Oui, mais à certaines conditions. Les recherches en psychologie de la régulation émotionnelle et en thérapie comportementale montrent qu’il est possible d’agir sous le coup d’une émotion à condition que celle-ci soit identifiée, régulée et contextualisée.

1. La reconnaissance émotionnelle

Avant d’agir, il faut pouvoir nommer ce que l’on ressent. "Je suis en colère", "Je suis triste", "Je suis frustré". Cette mise en mots favorise une prise de recul.

2. La régulation émotionnelle

Il ne s’agit pas de nier ou de bloquer l’émotion, mais de l’accueillir sans se laisser submerger. Des techniques comme la respiration, l’ancrage, la pleine conscience ou les stratégies de distraction active (aller marcher, appeler un proche, écrire) permettent de retrouver un seuil de lucidité avant l’action.

3. Le report de la décision

Dans la plupart des situations, l’urgence ressentie est émotionnelle, pas réelle. Remettre à plus tard l’action ("Je vais y réfléchir ce soir", "Je lui répondrai demain") est souvent un acte de lucidité, pas de faiblesse.

Ce que dit la recherche : émotion ≠ mauvaise décision… si elle est régulée

Des études en psychologie cognitive (Gross, 1998 ; LeDoux, 2000 ; Damasio, 1994) ont montré que les émotions sont essentielles à la prise de décision. Antonio Damasio a notamment démontré qu’un individu privé de ressentis émotionnels (suite à une lésion cérébrale) est incapable de prendre des décisions cohérentes, même simples.

Mais ces émotions doivent être intégrées au raisonnement, pas le remplacer.

Ressentir, oui – agir impulsivement, non

Agir sous le coup de la colère ou de la tristesse n’est pas conseillé si l’émotion domine l’analyse comportementale, biaise la perception des conséquences ou renforce des réactions inadaptées. Cela peut entraîner des effets secondaires importants : conflits, ruptures, culpabilité, isolement, ou encore auto-renforcement de schémas dysfonctionnels.

Toutefois, une émotion reconnue, régulée et mise au service d’un objectif clair peut devenir un puissant moteur d’action. En tant que psychologue comportementaliste, il est essentiel d’enseigner aux patients à distinguer l’impulsion de l’intention, à retarder l’action, et à réévaluer les contingences émotionnelles avant d’agir.

Pour aller plus loin

Gross, J. J. (1998). The emerging field of emotion regulation: An integrative review. Review of General Psychology.

Damasio, A. (1994). L’erreur de Descartes : la raison des émotions.

Baumeister, R. F. et al. (2007). Emotion, decision, and action: A behavioral perspective. Psychological Inquiry.

Skinner, B. F. (1953). Science and Human Behavior.

Du passage à l'acte à l'acting out

Le 25/05/2025

Le comportement humain ne naît pas au hasard. Il résulte d’une interaction complexe entre trois grandes dimensions : cognitive (les pensées et représentations mentales), affective (les émotions et sentiments), et biologique (l’état physique, le fonctionnement cérébral, etc.). Ces trois éléments forment ce qu’on appelle une causalité triadique : un modèle qui montre que nos actions sont le produit de plusieurs influences simultanées et interdépendantes, je n’évoque pas l’influence de l’environnement ici.

De cette interaction peut émerger un moteur essentiel à l’action : la motivation. Cette dernière ne se résume pas à une simple envie passagère ; elle repose sur quatre caractéristiques principales :

  • L’intentionnalité : c’est le fait que des états mentaux tels que percevoir, croire, désirer, craindre et avoir une intention, se réfèrent toujours à quelque chose.
  • La pensée anticipatrice : ici, les événements futurs imaginés servent à la fois à nous pousser à agir (motivation) et à ajuster notre comportement en fonction de ce qui est attendu (régulation).
  • L’auto-réactivité : cela correspond à notre aptitude à nous autoréguler, c’est-à-dire à gérer nous-mêmes notre motivation, nos émotions et nos actions.
  • La réflexivité : pour ajuster son comportement de manière fine, il est essentiel d’avoir un certain recul sur soi, d’être capable de s’observer, de s’analyser et de se remettre en question.

Pour comprendre pourquoi une personne agit comme elle le fait, il faut prendre en compte ce mélange subtil entre pensées, émotions, état physique et capacité à se projeter. C’est dans cet équilibre que naît la motivation, ce moteur discret mais fondamental de nos comportements.

Ce cadre permet aussi d’éclairer certains comportements impulsifs ou violents, comme ce que l’on appelle en psychologie l’acting out. Il s’agit d’un passage à l’acte souvent brutal, où une tension interne – émotionnelle ou psychique – n’est pas verbalisée, mais exprimée directement par le comportement. Lorsqu’une personne n’a pas accès à la réflexivité ou à l’autorégulation, ou lorsque la pensée anticipatrice est court-circuitée par une charge affective trop intense, l’acting out peut devenir une manière de "dire sans mots".

Deux exemples concrets (soft) :

  • Un adolescent en colère après une dispute avec ses parents claque violemment la porte, renverse des objets et quitte la maison sans prévenir. Il ne parvient pas à exprimer verbalement ce qu’il ressent, et son passage à l’acte devient le seul moyen d’extérioriser sa frustration.
  • Un patient en thérapie, submergé par une émotion qu’il ne parvient pas à formuler, interrompt brusquement la séance en lançant une remarque blessante, puis quitte le cabinet. Là encore, le comportement agit comme un exutoire émotionnel, en l’absence de mots disponibles pour canaliser la tension.

Ces exemples montrent que l’acting out est souvent un signal de détresse, et qu’il peut être compris comme une tentative de rétablir un équilibre intérieur perdu.

L’acting out se définit par un acte impulsif en lien avec la dynamique relationnelle. Porot (1969) le définit comme un passage à l’acte réservé aux actes violents et agressifs à caractère impulsif et délictueux. Pour lui, le terme de « passage à l’acte » correspond plutôt à l’agir, c’est-à-dire à l’ensemble des actes, de l’impulsif aux conduites organisées.

Dans les éléments qui, conjugués entre eux favorisent cet acting out selon Vercier (1938), nous retrouvons l’infantilisme psychique, la faiblesse du jugement, le défaut d’autocritique, l’absence de gestion des émotions. Tardif (1998) y ajoute l’alexithymie, c’est-à-dire une incapacité à développer une activité symbolique, par l’inhabilité à mettre en mots et à différencier émotions et sensations corporelles et par un appauvrissement de la vie fantasmatique/phantasmatique ( on distingue « fantasme » qui est un scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, d'une façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l'accomplissement d'un désir et, en dernier ressort, d'un désir inconscient et « phantasme » qui désigne le fantasme inconscient). « Le problème de l’alexithymique ne réside pas dans la propension à décharger les émotions mais dans l’impossibilité de tolérer les affects et les informations significatives qui y sont liés, ce qui génère une incapacité à élaborer ce qu’il ressent » (Tardif, 1998).

Ce mode de fonctionnement primaire caractérise une incapacité à freiner l’impulsivité, à tolérer la frustration. C’est prendre un raccourci entre ressenti et comportement, ce qui évite de passer par une phase d’élaboration intellectuelle, trop coûteuse, trop vorace en énergie.

En compensation de cet acting out, c’est un sentiment d’impunité, d’omnipotence, de toute puissance mais il s’agit en arrière-plan d’une réactualisation des conflits internes avec une compulsion de répétition. C’est un mode d’expression d’enfant en bas âge envahi par la honte, le désespoir, et l’incapacité de résilience… leurs tensions psychologiques sont déplacées vers des voies moins coûteuses en énergie, en effort, en remise en question…

Ces individus qui font de l’acting out leur mode d’expression courante, cachent des squelettes émotionnels (voire pire) dans un placard qu’ils ne veulent surtout pas ouvrir. Pas très valorisant mais lorsque l’éducation fait montre d’un manque flagrant de limite et d’obligation, de la dévalorisation du débat contradictoire et d’une absence totale de la recherche de sources fiables, il ne faut pas s’étonner. Le goût de l’effort devrait être un pilier dans l’éducation, et nous sommes tous acteurs de nos vies…

« Le recours à l’acte, à la violence, est une réalisation narcissique de puissance pour échapper à la menace de vide narcissique créée par la captation spéculaire. Le retournement de la passivité en activité et, inversement, la cyclicité de ces processus se réfèrent à une angoisse de passivation et d’anéantissement, l’acte criminel sauvant d’un effondrement insupportable » (Balier, Zagury, Meloy).

Sources :

Raoult, P.-A. (2006). Clinique et psychopathologie du passage à l'acte. Bulletin de psychologie, Numéro 481(1), 7-16. https://doi.org/10.3917/bupsy.481.0007.

Vercier (V.). – Les états de déséquilibre mental, Thèse de médecine, Paris, 1938.

Tardif (Monique). – Le déterminisme de la carence d’élaboration psychique dans le passage à l’acte, dans Millaud (F.), Le passage à l’acte. Aspects cliniques et psychodynamiques, Paris, Masson, 1998, p. 25-40.

 

Acting out

Narcissique extraverti ou introverti ?

Le 21/04/2025

Tous les narcissiques ne sont pas de grandes gueules extraverties, il existe aussi des manipulateurs cachés dans la plupart des cercles sociaux.

Il semble que le nombre de narcissiques ait très fortement augmenté et c’est devenu une sorte de label dont certain(e)s se servent concernant leur ex, leur patron, même certains membres de leur famille.

On pense tous avoir déjà rencontré un narcissique (qui relève de la pathologique psychiatrique bien sûr) mais il n’est pas si évident à identifier que ça, selon de récentes recherches. La pathologie narcissique affecte environs 1 personne sur 20, c’est une estimation. Ils ont un sentiment de grandeur, de supériorité et possèdent un faible niveau d’empathie. Ils ont besoin qu’on les admire constamment et se montrent facilement cassant. 

Il est d’autant plus difficile à débusquer qu’il existe un autre type de narcissiques dits « vulnérables », qui ne sont pas dans l’extériorisation, l’arrogance, ni la grandiloquence. Ce sont plutôt des personnes introverties, pas habilles socialement, insécures, sur la défensive et angoissées. Ils essaient constamment de cacher leurs failles, leur tristesse. « Il a tendance à être fragile et ne peut pas faire de critique, » explique Hart (an Associate Professor of Psychology at the University of Southampton). 

Contrairement à leurs pairs, les narcissiques vulnérables sont convaincus qu’ils n’ont pas le statut social qu’ils méritent alors que ce n’est pas une volonté de leurs pairs. Il n’est pas question pour eux d’être en compétition s’ils sont convaincus qu’ils vont perdre. « Ça provoquerait un stress accru et un fort sentiment de honte, » dit Hart.

Les narcissiques vulnérables sont moins enclin à fantasmer sur leur supériorité, cependant leur réaction défensive peut être violente en cas de critique, et vous ne savez pas à quel moment ils vont exploser, et ça se fera derrière votre dos, lorsque vous ne vous y attendrez pas. Ils ne se contentent pas de collecter quelques informations personnelles sur vous pour s’en servir contre vous. Pour y arriver, ils vont vous confier des informations personnelles sur eux, vraies ou pas, mais ça vous donnera l’impression qu’ils sont dignes de confiance et donc de confidences. Manipulation !

De toute évidence, les deux types ont tendance à répondre aux personnes qui les entourent de manière antagoniste – des niveaux élevés de narcissisme ont été liés à l’intimidation, à la violence et à l’agression, directe et indirecte. Mais le narcissique vulnérable peut le faire pour des raisons différentes de celles du grandiose. « Ils peuvent intimider ou perpétrer de la violence parce qu'ils sont incertains d'eux-mêmes, » dit Hart.

Dans une relation avec l’un d’eux, sans surprise, les narcissiques grandioses sont toujours à l’affût de quelqu’un de mieux – ils ont l’impression de mériter le meilleur – ce qui conduit souvent à tricher, à mentir. « Les narcissiques vulnérables ont toutefois tendance à être beaucoup plus nécessiteux, mais peuvent aussi contrôler et manipuler de manière moins évidente, » explique Hart.

Vous êtes probablement convaincu que quelqu'un dans votre vie est un narcissiste déguisé, plein de force et sans filtre, cependant ils ne sont peut-être pas affectés par un trouble de la personnalité, donc de la pathologie qui relève de la psychiatrie.

Il est important de garder à l'esprit que les traits narcissiques peuvent aller et venir, cela concerne chacun de nous en fonction de la situation dans laquelle nous nous trouvons, ce qui peut conduire à ce que les autres se trompent et nous prennent parfois pour des narcissiques pathologiques.

Il y a des circonstances qui font ressortir le pire en nous tous – déchaînant ce que la recherche appelle le « narcissisme contextuel ».  Tout le monde existe quelque part sur le spectre. Les traits de personnalité narcissique peuvent devenir plus forts ou plus faibles au fil du temps, être déclenchés par certaines situations et s'exprimer différemment chez différentes personnes. Cela signifie que nous sommes tous narcissiques – dans une certaine mesure.

Contrairement aux personnes atteintes d'un trouble de la personnalité narcissique diagnostiqué, les personnes ayant des niveaux élevés de traits de personnalité narcissique peuvent être en mesure de composer avec ces tendances dans certaines situations, comme autour de leur famille.

Contrairement au trouble clinique, les traits narcissiques sont très communs, et ils le deviennent de plus en plus dans de nombreux endroits à travers le monde – certainement en rapport avec la prépondérance du rapport à l’image aujourd’hui, que dis-je, la suprématie de l’ego.

Une étude réalisée par l’équipe de Heym suggère que les narcissiques ont la capacité d'empathie, mais choisissent simplement d’en faire fi la plupart du temps. Et c'est logique, si votre principal intérêt est votre GRANDE et IMPORTANTE personne, et que vous êtes prêt à exploiter et tromper les autres pour vous améliorer, éteindre votre capacité d'empathie est un avantage.

Une équipe de chercheurs a suivi des enfants sur une période de deux ans et constaté que ceux dont les parents les surévaluaient, les louant d'être exceptionnels et supérieurs à d'autres enfants, étaient plus susceptibles de montrer par la suite des signes de narcissisme.

Ils ont également découvert que les enfants qui recevaient une rétroaction incohérente, parfois surévaluée, démesurée ou sous-évalués, étaient plus susceptibles de développer un narcissisme vulnérable. Aaahhh, les enfants rois…

J'insiste (encore !) mais il est important de rappeler de ne pas confondre la « perversion narcissique » et la « personnalité narcissique » qui, elle, est structurelle et qui est intégrée dans le manuel de diagnostic psychiatrique DSM-5 (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) et classée dans les « Troubles de la personnalité ». 

Le trouble de la personnalité narcissique (donc la pathologie) se caractérise par au moins 5 de ces critères de diagnostics :  

  • Mégalomanie (sens exagéré de leur importance et de leurs talents),
  • Une obsession de fantasmes de succès, d’influence, de pouvoir, d’intelligence, de beauté, ou d’amour parfait,
  • La conviction d’être spécial et unique et de fréquenter uniquement des personnes hors normes,
  • Un besoin inconditionnel d’être admiré,
  • La conviction de disposer de droits sur l’autre,
  • L’exploitation des autres pour atteindre leurs propres objectifs,
  • Un manque d’empathie,
  • Sentiment que les autres les envient,
  • L’arrogance et la fierté.

Si cinq ou plus de ces traits de personnalités deviennent chroniques et interfèrent avec la vie personnelle ou professionnelle, le diagnostic du trouble de la personnalité narcissique est posé.

La perversion narcissique quant à elle décrit un comportement manipulateur et destructeur associé au narcissisme.

 

Psychiatrie

Source: « How to spot the 'covert narcissists' hiding in your life » Myriam Frankel, september 16, 2024, BBC Science Focus

About our experts

Dr Claire Hart is an Associate Professor of Psychology at the University of Southampton. Her work has been published in Sex RolesComputers in Human Behavior, and Journal of Personality Assessment.

Nadja Heym is an Associate Professor of personality psychology at Nottingham Trent University. Her work has been published in Psychology & NeuroscienceCurrent Opinions in Behavioural Sciences, and Forensic Science International: Mind & Law (to name a few).

Synchronisation et empathie

Le 16/04/2025

Apprendre à décoder, à analyser le langage non-verbal en se limitant strictement à l’interprétation de certains éléments est pour le moins réducteur mais surtout, sujet à d’énormes erreurs (et j’en vois de belles sur Instagram, You Tube). Ca ne fait pas de vous un expert mais plus vraisemblablement un insctinctif. Vous n’aurez pas plus de réussite que la chance.

Pour faire la différence et passer de la version « instinctive » à la version « expert », il est impératif de tenir compte du contexte, des habitudes corporelles de chacun, et des états émotionnels de chacun.

Si la possibilité vous est offerte au cours d’un échange, lorsque vous pensez qu’il y a un hïatus dans la communication, c’est-à-dire que le verbal est décorrélé des gestes, qu’une expression faciale illustre l’inverse du discours, il vous faut tirer cela au clair en questionnant ! Si vous restez sur vos impressions, vous ne faites que jeter la pièce en l’air…

Si vous voulez comprendre une situation, si vous voulez savoir si votre date vous correspond, si vous voulez savoir pourquoi votre couple bat de l’aile ou simplement en savoir plus : discutons-en et allons comprendre ensemble les « intentions » de l’autre (ou les votres) !

Mail : contact@ds2c.fr / frantz.bagoe@gmail.com

Whatsapp/Message : 06 13 68 38 65

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En attendant, je vous partage une étude scientifique de 2012 sur notre capacité à appréhender les émotions des autres. Bonne lecture !

Le partage des états émotionnels des autres peut faciliter la compréhension de leurs intentions et de leurs actions. Les réseaux d'aires cérébrales « fonctionnent ensemble » chez les participants de cette étude qui voient des événements émotionnels similaires dans un film. L'activité cérébrale des participants a été mesurée avec l'IRM fonctionnelle pendant qu'ils regardaient des films représentant des émotions désagréables, neutres et agréables. Après le scan, les participants ont regardé les films à nouveau et ont évalué en continu leur expérience de l'agrément/désagrément et de l'excitation/calme.

Pendant le visionnage du film, les chercheurs ont constaté que l'activité cérébrale des participants a été synchronisée dans les aires sensorielles et dans les circuits émotionnels. En améliorant la synchronisation de l'activité cérébrale chez les individus, les émotions peuvent favoriser l'interaction sociale et faciliter la compréhension interpersonnelle.

Les émotions humaines sont très contagieuses. Les sentiments de colère et de haine peuvent se propager rapidement lors d'une manifestation de protestation pacifique et la transformer en une émeute violente, alors que des sentiments intenses d'excitation et de joie peuvent passer rapidement des joueurs aux spectateurs lors d'une finale de football par exemple.

Il est bien documenté que l'observation d'autres personnes dans un état émotionnel particulier déclenche rapidement et automatiquement la représentation comportementale et physiologique correspondante de cet état émotionnel chez l'observateur. Les études de neuroimagerie ont également révélé une activation neurale commune pour la perception et l'expérience d'états tels que la douleur, le dégoût et le plaisir.

Des données récentes suggèrent que, dans les situations sociales, une telle synchronisation de l'activité cérébrale de deux individus peut effectivement se produire au sens littéral.

Une stimulation naturelle prolongée, comme la visionnement d'un film ou l'écoute d'un récit, donne lieu à des cours temps de réponse et sélectifs sur le plan fonctionnel. C’est ce qu’il se passe lorsque 2 personnes, qui ne se connaissent pas, se rencontrent pour la première fois et que le « courant passe » entre elles.

Cette synchronisation de l’activité cérébrale s’étend jusqu’aux zones impliquées dans la vision et l’attention de haut niveau et a été interprétée comme reflétant la similitude du traitement de l’information cérébrale entre les individus.

En plus de refléter les réponses sensorielles, l'activité synchronisée pourrait aussi aider les gens à assumer les perspectives mentales et corporelles des autres et à prévoir leurs actions.

La synchronisation entre le locuteur et l'auditeur est associée à une compréhension réussie d'un message verbal, de la communication non verbale et des expressions faciales.

Après avoir été scannés, les participants ont revisionné les films et évalué leurs expériences subjectives de valence (plaisir/désagrément) et d'éveil (calme/activation).

Les chercheurs ont également évalué et établi qu’il y avait bien une corrélation entre une tendance auto-déclarée à l'empathie, c'est-à-dire la disposition à reconnaître les états émotionnels chez les autres, et la  synchronisation intersubjective.

Partager les états émotionnels d'autres individus permet de prédire leur comportement, et les représentations affectives, sensorielles et attentionnelles partagées peuvent fournir la clé pour comprendre les autres.

Grâce à ce type de simulation mentale, nous pouvons estimer plus précisément les objectifs et les besoins des autres et adapter notre propre comportement en conséquence, soutenant ainsi l'interaction sociale et la cohérence entre les individus.

Source : « Emotions promote social interaction by synchronizing brain activity across individuals", 18/04/2012, L. Nummenmaa, doi.org/10,1073/pnas.1206095109

 

La belle et le clochard

Droits d'auteur "La belle et le clochard" : Walt Disney Productions

Avoir des pensées sombres ne veut pas dire que vous êtes une mauvaise mère

Le 22/03/2025

Voici un article court que je souhaitais vous partager parce que je l'ai trouvé instructif, intéressant et déculpabilisant pour les femmes concernées.

Bonne lecture !

Les pensées soudaines négatives voire effrayantes, non désirées, qui mettent en scène votre nourrisson sont presque universelles, en particulier pour le premier enfant.

Et pourtant, elles sont rarement étudiées, expliquent Susanne Schweizer et Bronwyn Graham dans un article de Science Advances Focus, qui fait partie d'un numéro spécial axé sur la santé des femmes.

La plupart du temps, ces pensées sont des accidents qui arrivent à votre bébé, comme imaginer qu’il tombe d’une table à langer.

Mais environ la moitié des femmes qui viennent d'accoucher ont des pensées intrusives sur le fait de nuire intentionnellement à leur enfant.

Ces pensées sont en totale opposition avec tout votre système de croyances, avec tout votre système de valeurs - ce qui, en psychologie, est appelé ego dystonique - et c'est ce qui les rend si bouleversant.

Dans une vision évolutive, avoir de telles pensées pourrait rendre une personne "extrêmement vigilante" sur toutes sortes de dangers auxquels l'enfant pourrait faire face.

Il est important de noter qu'elles ne sont pas associées à un préjudice réel pour l'enfant, les études n'ont pas permis de trouver des liens, par exemple, entre les pensées intrusives et l'agression parentale envers les nourrissons.

Cependant, elles ne sont certainement pas inoffensives, la faible quantité de recherches effectuées jusqu'à maintenant indique qu'elles sont associées à l'anxiété et à la dépression post-partum.

C'est aussi probablement parce que certaines personnes sont prédisposées à des schémas de pensées qui exacerbent le stress de telles pensées.

" Si je peux accepter cette pensée comme simplement une pensée intrusive sur laquelle je n'ai aucun contrôle, ... alors je peux lâcher prise", dit Schweizer.

"Mais si je considère cette pensée comme "je suis une mauvaise mère... je ne peux pas vraiment aimer mon enfant si j'ai une pensée comme ça", ces évaluations inadaptées rendront ces pensées plus affligeantes", poursuit-elle.

Bien que ces pensées soient bouleversantes, le fait qu'elles ne soient pas associées à la violence envers les enfants pourrait aider à réduire la détresse qu'elles causent ainsi que la stigmatisation qui empêche les mères de les divulguer, surtout lorsqu'elles impliquent des pensées de préjudice intentionnel.

Source : Perinatal intrusions: A window into perinatal anxiety disorders | Science Advances

Le passage à l'acte délictuel et criminel : entre déficit identitaire et clivage du Moi

Le 16/03/2025

L’adolescence est une période de transformations psychiques et biologiques intenses, marquée par des conflits internes et des réajustements identitaires. Pour certains individus, ces tensions peuvent conduire au passage à l’acte délictuel ou criminel, qui devient alors une tentative de résolution d’une impasse psychique.

Un évitement de la réalité

Les troubles dépressifs observés à l’adolescence sont souvent liés à une difficulté à accepter une réalité perçue comme décevante. L’individu, confronté à la frustration et à l’angoisse de la séparation (d’avec sa mère), peut se replier sur un univers fantasmé où persistent les imagos archaïques (ce sont des représentations psychiques souvent inconscientes du père, de la mère…).

Ces représentations façonnent l’inconscient et influencent la manière dont le sujet se positionne face au monde, face aux autres. Leur persistance sous des formes rigides peut générer une incapacité à s’adapter aux exigences de la réalité adulte, favorisant alors des comportements de rupture.

Une Identité Menacée

Freud a mis en évidence l’importance du conflit œdipien dans la structuration psychique de l’individu. Lorsque l’enfant ne parvient pas à intégrer ce conflit de manière satisfaisante, l’adolescence réactive ces tensions, créant une incertitude identitaire.

Un déficit d’intégration des identifications parentales peut alors mener à une perte de repères, souvent compensée par l’adhésion à des idéaux de groupe. Ce besoin de se raccrocher à une identité collective peut se traduire par un basculement vers des conduites délinquantes, la bande devenant un substitut aux figures parentales défaillantes. L’individu s’idéalise omnipotent et au-dessus de tous. L’agressivité tend à s’assurer une emprise/domination sur les autres qui sont vus comme des choses, des objets qu’il faut manipuler et maîtriser.

C’est une façon d’oublier l’absence de la mère, perçu comme un abandon, et la scène est rejouée de façon répétitive, sclérosant l’individu dans une position infantile victimaire, dénué d’intentionnalité et de goût pour l’effort. Cette mégalomanie est une défense contre l’autre qui est vu comme dangereux et son inversion en sentiment de dévalorisation en cas d’échec.

Symptômes et passage à l’acte

Dans certaines situations, la détresse psychique ne peut être mentalisée et se traduit par des comportements symptomatiques tels que la délinquance, la toxicomanie ou l’anorexie. Ces conduites permettent d’éviter une confrontation directe avec l’angoisse, en maintenant un clivage/séparation inconsciente du Moi.

Le clivage du Moi se manifeste par la coexistence de deux parties psychiques :

  • L’une conforme aux exigences de la réalité extérieure,
  • L’autre soumise aux pulsions archaïques.

Ce clivage explique la répétition compulsive des actes transgressifs, où l’acte prend le relais du langage pour exprimer une souffrance indicible. Le passage à l’acte est une annulation de la réalité psychique et des angoisses infantiles.

Une absence de symbolisation

Chez certains adolescents présentant une personnalité de type « psychopathique », on observe une inaffectivité marquée et un déficit dans la structuration des processus symboliques. L’absence de cadre interne (absence du père bien souvent et/ou mère ambivalente, non sécurisante) stable entraîne :

  • Une impulsivité incontrôlée,
  • Une mythomanie compensatoire,
  • Une agressivité primaire mal canalisée,
  • Une pauvreté fantasmatique, réduisant les capacités d’élaboration psychique.

Le phénomène de bande vient alors renforcer des identifications superficielles où le sujet fonctionne « comme si » il incarnait un personnage dans un jeu de rôle, sans réelle intégration subjective.

Le passage à l’acte comme solution ultime

L’agressivité, dans sa dimension primitive, est une réponse à l’angoisse de séparation avec la mère. Elle devient un mécanisme de défense contre l’angoisse d’abandon et l’effondrement narcissique.

Pour rappel, l’enfant transfert normalement cette angoisse vers l’adoption d’une peluche par exemple. Cet objet est ainsi sensé symboliser la mère absente et a pour vocation de rassurer l’enfant.

Dans les cas les plus graves, notamment dans les structures psychopathiques ou psychotiques froides, la relation à l’objet se fétichise. Le passage à l’acte ne vise plus seulement à exprimer une tension interne, mais à vérifier sa propre existence par le biais d’un objet/personne externe. L’acte devient alors un moyen de pallier une faille narcissique insupportable.

Le passage à l’acte est une tentative de résolution psychique

Loin d’être un simple dysfonctionnement social, le passage à l’acte délictuel ou criminel traduit souvent un échec des processus d’identification et de symbolisation. Pris dans une impasse psychique très angoissante, l’individu  trouve dans l’acte un exutoire à ses tensions internes, un moyen de réaffirmer son existence face à un monde perçu comme hostile ou indifférent.

Que dit la réalité des chiffres ?

En 2004, 500 000 personnes ont fait l'objet d'une condamnation pour un délit ou une contravention « grave », inscrite dans le casier judiciaire. Parmi eux, quatre sur dix ont déjà des antécédents judiciaires au moment de la condamnation de 2004.

Entre 2004 et 2011, si l'on exclut les infractions à la circulation routière, qui constituent un cas de récidive fréquent et atypique, 38 % des condamnés ont récidivé. Ce taux de récidive atteint 59 % pour les condamnés présentant des antécédents judiciaires. Environ 40 % des récidivistes retournent devant la Justice pour la même infraction que celle sanctionnée en 2004.

La récidive est très fréquente chez les jeunes, voire très jeunes, délinquants : six condamnés sur dix en 2004, mineurs au moment des faits reprochés, ont récidivé avant 2011.

Entre 2000 et 2010, le parquet a joué un rôle de plus en plus important dans la justice pénale des mineurs, comme dans celle des majeurs. Depuis une vingtaine d’années, de nombreuses mesures alternatives aux poursuites ont été développées, permettant à la fois d’accroitre la réponse pénale et de soulager les juridictions des infractions les moins graves. Les alternatives aux poursuites constituent ainsi plus de 50 % de la réponse pénale à l’encontre des auteurs mineurs depuis 2004 et 63 % en 2020 contre 46 % pour les auteurs majeurs.

L’emprisonnement, ferme ou assorti, en tout ou partie, d’un sursis, est la peine la plus souvent prononcée et concerne une condamnation de mineurs sur trois (35 % en 2020). La durée des peines d’emprisonnement ferme s’est allongée depuis dix ans : le quantum moyen d’emprisonnement ferme prononcé est passé de 5,5 mois en 2010 à 9 mois en 2020.

Les mesures et sanctions éducatives n’impliquant pas de suivi éducatif représentent toujours en 2020 une part importante des peines et mesures principales prononcées par les juges et tribunaux pour enfants (40 %), même si elles ont décliné (46 % en 2005) au profit de mesures entraînant un suivi, comme la mise sous protection judiciaire.

La récidive des mineurs primo-condamnés est restée relativement stable, plus d’un mineur sur deux condamnés pour la première fois entre 2005 et 2012 a récidivé. La récidive est relativement rapide, 70 % des récidivistes ont récidivé en moins de deux ans. (Source : Info Stat Justice 30/06/2022, mis à jour le 14/07/2024).

En 2020, les alternatives aux poursuites ont concerné 61 600 affaires, et 63 % de ces alternatives étaient des rappels à la loi. Cette mesure, la plus légère, permet au procureur de la République de rappeler au mineur auteur des faits les obligations résultant de la loi malgré l’absence de poursuite (source : Info Stat Justice n°186 – 2000 2020 : un aperçu statistique du traitement pénal des mineurs).

Comment définir la motivation ?

Le 08/02/2025

La phénoménologie, en tant que courant philosophique initié par Edmund Husserl, se concentre sur l'expérience subjective et la manière dont les phénomènes apparaissent à la conscience. Concernant la motivation, la phénoménologie propose une approche centrée sur l'expérience vécue et l'intentionnalité.

Intentionnalité et motivation

Dans la phénoménologie, l'intentionnalité désigne la capacité de la conscience à être dirigée vers quelque chose—un objet, une idée, une action. La motivation est donc vue comme un processus intentionnel, où les actions sont orientées par des significations et des valeurs perçues par l'individu.

La motivation n'est pas simplement une force interne, mais une expérience vécue qui prend sens dans le contexte de la vie de l'individu. Par exemple, un acte motivé est compris non seulement comme une réponse à un besoin, mais comme l'expression d'une relation personnelle au monde.

Husserl considère la motivation comme un principe structurant de la conscience. Il ne la voit pas comme un simple mécanisme causal (comme en psychologie behavioriste), mais comme une relation entre des vécus intentionnels.

Dans la phénoménologie husserlienne, tout acte de conscience est intentionnel, c’est-à-dire dirigé vers un objet ou une signification. La motivation naît de la manière dont une expérience vécue en appelle une autre, selon une nécessité interne, mais sans déterminisme strict.

Par exemple, si quelqu’un ressent un profond sentiment d’injustice après une humiliation, ce vécu peut motiver une action future (une vengeance, une prise de parole, un retrait du monde social). Cette action n’est pas une simple réaction mécanique, mais le résultat d’une configuration de sens dans la conscience.

Husserl distingue la motivation active, qui correspond aux décisions réfléchies, et la motivation passive, qui se manifeste dans les habitudes, les tendances préconscientes, ou les associations involontaires d’idées.

Par exemple, une personne qui a souvent été rejetée peut développer une méfiance automatique envers les autres, sans y réfléchir consciemment. Cette méfiance est une motivation passive, issue d’une accumulation de vécus.

Ainsi, pour Husserl, la motivation est le lien dynamique qui unit nos expériences passées, présentes et futures dans une trame de significations.

Selon Merleau-Ponty

Merleau-Ponty, un autre grand penseur phénoménologique, explore la motivation à travers le corps et la perception. Pour lui, le corps est le point de départ de l'expérience humaine, et la motivation émerge des interactions entre le corps, l'environnement et les autres.

En somme, la phénoménologie envisage la motivation non pas comme un simple mécanisme psychologique, mais comme une expérience riche, enracinée dans la conscience, le corps et les relations avec le monde. Cette approche met l'accent sur la dimension subjective et la signification personnelle des actions motivées.

Merleau-Ponty, influencé par Husserl mais aussi par la psychologie et la neurologie, va plus loin en intégrant la dimension corporelle de la motivation.

Pour Merleau-Ponty, notre perception du monde ne se limite pas à un traitement passif d’informations, mais oriente notre manière d’agir. La motivation ne naît donc pas uniquement de la réflexion, mais aussi de notre rapport immédiat au monde à travers notre corps.

Par exemple, lorsqu’on voit une porte entrebâillée, on a spontanément tendance à vouloir la pousser.

Quand quelqu’un nous regarde fixement dans un contexte hostile, cela peut nous inciter à réagir sans même formuler consciemment l’intention d’agir.

Ces réactions ne sont pas de simples réflexes, mais des motivations perceptives qui émergent de notre interaction corporelle avec le monde.

Contrairement à Sartre, qui pense que l’homme est totalement libre de ses choix, Merleau-Ponty insiste sur le fait que nos motivations sont en partie ancrées dans notre corps et notre histoire vécue. Nous ne sommes pas déterminés, mais notre liberté s’exerce dans un monde déjà structuré par notre passé et notre manière d’exister corporellement.

Par exemple, une personne ayant grandi dans un climat de violence n’est pas condamnée à reproduire cette violence, mais son rapport au danger, à la confiance et à la confrontation est déjà préfiguré par son histoire. Sa motivation à agir sera teintée de cette expérience, même si elle garde une marge de liberté.

Conclusion : Deux visions complémentaires de la motivation

La phénoménologie offre une compréhension nuancée de la motivation, qui dépasse une simple opposition entre déterminisme et libre arbitre. Chez Husserl, la motivation est avant tout un enchaînement logique de vécus intentionnels, où chaque expérience donne du sens à la suivante sans être mécaniquement causée. La conscience se structure ainsi dans une dynamique de significations qui oriente nos décisions.

Chez Merleau-Ponty, la motivation ne se limite pas à un processus purement mental : elle est incarnée, enracinée dans notre perception du monde et notre manière de nous y mouvoir. Loin d’être une simple réaction, elle est une réponse ajustée à notre histoire et à notre situation corporelle, où la liberté s’exerce dans un cadre déjà structuré.

Ces deux perspectives ne s’opposent pas, mais se complètent : la motivation est à la fois une dynamique de sens et une interaction vécue avec le monde. Elle ne se réduit ni à un pur calcul rationnel ni à un simple réflexe biologique, mais s’inscrit dans une expérience humaine totale, où passé, conscience et corps se rejoignent pour orienter nos choix et nos actions.

Motivation

Prendre une décision sur la base de l'intuition ou de la réflexion ?

Le 25/01/2025

Focus sur : « La Force de l'intuition » de Malcolm Gladwell

Gladwell explore la manière dont notre esprit prend des décisions rapides et intuitives, souvent en quelques secondes, et comment ces jugements peuvent être aussi fiables, voire plus, que des décisions réfléchies et analytiques. Gladwell introduit le concept de « thin-slicing », qui désigne notre capacité à saisir l'essence d'une situation ou d'une personne en se basant sur de brefs instants ou des informations limitées. 

Gladwell illustre cette idée à travers diverses anecdotes et études. Par exemple, il mentionne le chercheur John Gottman, capable de prédire avec une précision de 90 % si un couple va divorcer en analysant seulement 15 minutes de leur conversation. Gottman et Amber Tabares, une de ses étudiantes, ont remarqué que chez les couples qui devaient par la suite divorcer, quand l’un des conjoints demandait à l’autre de l’approuver, il n’obtenait jamais satisfaction. Chez les couples plus heureux, au contraire, le conjoint répondait à la demande en disant simplement « oui, oui » ou en hochant la tête.

Gladwell souligne également que ces jugements instantanés sont souvent inconscients. Il cite l'exemple de l'entraîneur de tennis Vic Braden, qui pouvait prédire quand un joueur commettrait une double faute avant même que le service ne soit exécuté, sans pouvoir expliquer comment il arrivait à cette conclusion. Cela démontre que notre subconscient joue un rôle majeur dans nos décisions rapides. 

Attention aux biais

Cependant, l'auteur met en garde contre les dangers potentiels de ces jugements intuitifs, notamment lorsqu'ils sont influencés par des stéréotypes ou des préjugés inconscients. Il aborde le concept de « priming » psychologique, où des associations subconscientes peuvent affecter nos perceptions et décisions.

Gladwell discute également de la notion de « paralysie par l'analyse », où un excès d'informations peut nuire à la qualité de nos décisions. Il affirme que, dans de nombreux cas, disposer de moins d'informations mais savoir identifier les éléments pertinents permet de prendre de meilleures décisions. Cette idée est illustrée par des exemples dans divers domaines, tels que la médecine, où des diagnostics basés sur des informations clés peuvent être plus précis que ceux fondés sur une multitude de données. 

Dans le cadre de l’analyse des décisions intuitives, Gladwell fait écho au modèle RPD (Recognition-Primed Decision), un cadre développé par le psychologue Gary Klein pour expliquer comment les experts prennent des décisions dans des situations complexes ou stressantes. Ce modèle repose sur l’idée que les décisions intuitives ne sont pas des actes de hasard, mais le fruit de la reconnaissance rapide d’un schéma familier dans une situation donnée. Lorsqu’une personne expérimentée est confrontée à un problème, son cerveau identifie immédiatement une solution en se basant sur des expériences similaires passées, sans qu’il soit nécessaire de comparer systématiquement toutes les options. Ce processus d’intuition experte permet des réponses rapides et adaptées, particulièrement dans des domaines où le temps est un facteur critique, comme la médecine d’urgence, la gestion de crise, ou encore les opérations militaires.

Quels champs d’application ?

Les champs d’application du modèle RPD sont variés. Le RPD intervient dans un contexte où la contrainte de temps est importante, où il est nécessaire d’avoir de l’expérience opérationnelle, dans des conditions dynamiques avec des objectifs non quantifiables.

Par exemple, les pompiers qui évaluent une scène d’incendie peuvent, en quelques secondes, identifier le danger principal et ajuster leurs actions en conséquence. De même, un chirurgien chevronné peut instinctivement détecter une complication potentielle au cours d’une opération grâce à des signaux subtils qu’un novice pourrait ignorer. Ce modèle met en lumière l’importance de l’expérience dans l’efficacité des décisions intuitives, tout en soulignant que les erreurs peuvent survenir lorsque des biais ou des préjugés influencent le jugement initial.

En résumé

Le modèle RPD complète l’analyse de Gladwell en démontrant comment les décisions rapides reposent sur une base solide d’apprentissage et de reconnaissance, en s’avérant souvent supérieures dans des environnements dynamiques et exigeants.

Mais allons encore plus loin, jusqu’à Husserl

La corrélation entre la force de l’intuition de Malcolm Gladwell et l’intentionnalité de Husserl est une réflexion fascinante qui lie deux domaines apparemment distincts : la psychologie intuitive et la phénoménologie.

L’intentionnalité chez Husserl

L’intentionnalité, au cœur de la phénoménologie d’Edmund Husserl, désigne le fait que toute conscience est toujours conscience de quelque chose. Cela signifie que la pensée humaine n’est jamais isolée ou abstraite, mais qu’elle vise toujours un objet ou une situation spécifique. Pour Husserl, cette orientation intentionnelle n’est pas seulement un acte mental délibéré, mais aussi une manière dont notre esprit se dirige spontanément vers le monde, en saisissant les phénomènes dans leur immédiateté.

Intuition dans La Force de l’intuition

Chez Gladwell, l’intuition est décrite comme une capacité du cerveau à prendre des décisions rapides en s’appuyant sur des signaux inconscients et des expériences passées. Cette forme de cognition repose sur une saisie immédiate de l’essence d’une situation (le "thin-slicing"), souvent sans analyse consciente détaillée.

La corrélation : une saisie intuitive de l’essence

Ces deux perspectives peuvent se rejoindre dans l’idée que l’intuition, comme l’intentionnalité, est un mode de rapport immédiat au monde :

1. Saisie directe de l’objet : L’intuition de Gladwell peut être vue comme une application pratique de l’intentionnalité husserlienne, dans laquelle l’esprit, dirigé vers un phénomène, en capte l’essence essentielle sans médiation analytique. Par exemple, un expert en art peut reconnaître instinctivement un faux tableau, tout comme l’intentionnalité husserlienne permet de saisir directement les qualités d’un phénomène.

2. Pré-réflexivité : Husserl souligne que de nombreuses perceptions intentionnelles se déroulent sans réflexion consciente. De la même manière, Gladwell montre que l’intuition opère souvent en arrière-plan, mobilisant des processus inconscients basés sur des expériences accumulées.

3. Le rôle du contexte : Dans les deux approches, le contexte joue un rôle clé. Husserl insiste sur le fait que chaque intention est ancrée dans un horizon de signification, tout comme Gladwell démontre que l’intuition se nourrit des expériences vécues dans des contextes particuliers.

Applications communes

1. Psychologie : En psychologie appliquée, les deux notions renforcent l’idée que nos jugements ne sont jamais neutres ou désincarnés. Ils sont enracinés dans notre expérience du monde et influencés par l’environnement et le vécu.

2. Éthique et prise de décision : La réflexion sur l’intentionnalité peut éclairer les limites de l’intuition. Par exemple, si une intuition est biaisée par des stéréotypes (comme Gladwell le montre), elle pourrait être réexaminée à travers l’analyse intentionnelle husserlienne pour mieux comprendre les structures qui influencent ce jugement.

3. Phénoménologie de l’action : Les deux approches mettent en lumière la manière dont nos actions (qu’elles soient intuitives ou réfléchies) sont toujours orientées vers une finalité, qu’elle soit consciente ou inconsciente.

En conclusion

L’intuition, telle que décrite par Gladwell, peut être interprétée comme une forme d’intentionnalité pré-réflexive. Là où Husserl se concentre sur la manière dont la conscience oriente et constitue les phénomènes, Gladwell explore les manifestations pratiques de cette orientation dans nos jugements rapides. Cette mise en relation ouvre des perspectives intéressantes pour comprendre comment nos décisions intuitives sont enracinées dans notre expérience phénoménologique du monde.

Corps et émotions : intéroception

Le 11/01/2025

L'intéroception est un processus psychophysiologique fondamental qui, bien qu'encore peu exploré dans certaines disciplines, a suscité un intérêt croissant ces dernières années, notamment dans les domaines de la psychologie, des neurosciences et de la psychologie clinique. L'intéroception désigne la capacité de percevoir et de ressentir les signaux internes de notre corps, tels que la faim, la soif, les douleurs, les battements du cœur ou encore les changements dans la température corporelle. Ces informations nous aident à ajuster nos comportements en fonction des besoins physiologiques et émotionnels, et ont une influence directe sur notre état mental et notre bien-être. Dans cet article, nous allons explorer la notion d'intéroception sous différents angles, en analysant son rôle dans le développement de la conscience corporelle, ses liens avec les émotions et les processus cognitifs, ainsi que son impact sur la santé mentale.

Qu'est-ce que l'intéroception ?

L'intéroception peut être définie comme la perception des stimuli internes qui proviennent de l'intérieur du corps, et qui sont ensuite intégrés par le cerveau pour générer des réponses émotionnelles et comportementales adaptées. Ces informations proviennent de récepteurs situés dans diverses parties du corps, comme les muscles, les organes internes et la peau. En d'autres termes, l'intéroception nous permet de prendre conscience de l'état de notre corps, qu'il s'agisse de sensations corporelles telles que la douleur, l'anxiété, la chaleur ou encore la respiration.

Un aspect essentiel de l'intéroception est qu'elle va au-delà des simples sensations physiques : elle est également liée à l'expérience émotionnelle. Par exemple, une augmentation de la fréquence cardiaque peut être interprétée par le cerveau comme un signe d'anxiété ou de stress, et cette information influence notre état émotionnel. De la même manière, une respiration profonde et régulière peut générer un sentiment de calme et de relaxation.

Les mécanismes physiologiques sous-jacents

Les mécanismes physiologiques de l'intéroception reposent sur un ensemble complexe de récepteurs sensoriels, principalement des nocicepteurs et des mécanorécepteurs, qui transmettent les signaux internes à travers le système nerveux. Ces récepteurs détectent des changements dans les conditions internes du corps, comme la température, la pression, l'étirement des tissus ou encore les changements de pH dans les organes internes.

L'information perçue par ces récepteurs est envoyée au cerveau via la moelle épinière et des circuits spécifiques, notamment le cortex insulaire et le cortex cingulaire antérieur. Le cortex insulaire, en particulier, joue un rôle clé dans la conscience corporelle et dans la régulation des émotions, car il traite et intègre les informations internes du corps en fonction des états émotionnels et des intentions comportementales.

L'intéroception et la régulation émotionnelle

L'intéroception a un lien direct avec la régulation émotionnelle, ce qui signifie que la façon dont une personne perçoit les signaux corporels peut influencer ses émotions et son comportement. Par exemple, une personne qui ressent une accélération de son rythme cardiaque ou une tension musculaire peut interpréter ces sensations comme un signe de stress ou d'anxiété. Si cette personne est plus sensible à ses sensations corporelles, elle pourrait réagir avec plus d'intensité émotionnelle à ces signes internes, amplifiant ainsi son stress.

Au contraire, une personne moins sensible à ces sensations pourrait ne pas percevoir les signaux précoces de stress et pourrait réagir de manière plus détachée ou moins adéquate à ces sensations. Cela peut entraîner une difficulté à réguler ses émotions et à répondre de manière appropriée aux situations stressantes.

L'intéroception joue donc un rôle clé dans le développement de la régulation émotionnelle. Une meilleure conscience de l'état corporel permet à une personne d'identifier plus facilement les signes d'émotions naissantes, ce qui lui donne l'opportunité d'agir avant que ces émotions ne prennent le dessus et ne deviennent plus difficiles à contrôler. Ce processus de régulation émotionnelle est essentiel à la gestion du stress, de l'anxiété, de la dépression et d'autres troubles émotionnels.

L'impact de l'intéroception sur les troubles psychologiques

L'intéroception peut avoir un impact majeur sur la santé mentale. De nombreuses études ont démontré que les personnes souffrant de troubles anxieux, dépressifs, de troubles de l'alimentation, ou encore de troubles somatoformes présentent souvent des altérations dans leur capacité à percevoir correctement les signaux internes de leur corps.

Par exemple, les personnes atteintes de troubles anxieux peuvent avoir une hypersensibilité aux signaux corporels. Elles peuvent interpréter des sensations corporelles innocentes, comme des palpitations légères ou des sensations de chaleur, comme des signes de danger imminent, ce qui peut déclencher une réponse excessive de stress et d'anxiété. Cela peut mener à un cercle vicieux où l'anxiété est constamment alimentée par une perception exagérée des signaux corporels.

D'autre part, les personnes souffrant de troubles dépressifs peuvent avoir une conscience corporelle altérée. Elles peuvent éprouver une déconnexion avec leurs sensations corporelles, les percevant comme étrangères ou non significatives. Cela peut entraîner une difficulté à identifier les signaux de détresse corporelle, tels que la fatigue, la douleur ou la tension musculaire, et à y répondre de manière appropriée. Cette déconnexion avec le corps peut renforcer les symptômes de la dépression et rendre plus difficile l'engagement dans des comportements qui favorisent la régulation émotionnelle et le bien-être.

Les troubles de l'alimentation, comme l'anorexie ou la boulimie, sont également souvent associés à une altération de l'intéroception. Les individus souffrant de ces troubles peuvent avoir des difficultés à reconnaître la faim ou la satiété, ce qui conduit à des comportements alimentaires désordonnés et à une gestion déviante des signaux corporels liés à la nourriture.

L'intéroception dans la thérapie psychologique

Les thérapies basées sur la conscience corporelle, comme la thérapie somatique et la pleine conscience (mindfulness), mettent l'accent sur l'amélioration de l'intéroception dans le but de renforcer la régulation émotionnelle et de traiter les troubles psychologiques. Ces approches visent à aider les individus à se reconnecter avec leur corps et à développer une conscience plus précise des signaux internes.

La pleine conscience, par exemple, consiste à porter attention de manière intentionnelle aux sensations corporelles, sans jugement. En cultivant une meilleure conscience de l'état du corps, les individus peuvent apprendre à observer leurs sensations sans réagir de manière impulsive ou excessive. Cela leur permet de mieux comprendre et réguler leurs émotions.

De même, la thérapie somatique s'intéresse à la manière dont les expériences émotionnelles et les traumatismes sont ancrés dans le corps. En travaillant directement avec les sensations corporelles, cette approche aide les individus à libérer les tensions et les émotions refoulées, et à améliorer leur capacité à percevoir et à répondre aux signaux corporels.

Conclusion

L'intéroception est un domaine fondamental de la psychologie et de la neurophysiologie qui influence profondément notre expérience du monde, nos émotions et notre comportement. Elle est intimement liée à la régulation émotionnelle et au bien-être psychologique, et joue un rôle clé dans le traitement de nombreux troubles psychologiques. En développant une conscience accrue de nos sensations corporelles, nous pouvons améliorer notre capacité à comprendre nos émotions, à réguler nos réponses comportementales et à favoriser notre santé mentale.

L'intéroception offre un champ d'investigation prometteur pour les chercheurs et les praticiens, et il est probable que la compréhension de ce processus continuera à évoluer, ouvrant de nouvelles avenues pour le traitement et la gestion des troubles émotionnels et psychologiques. Par l'intégration de la conscience corporelle dans nos vies, nous pouvons espérer renforcer notre bien-être global et mieux naviguer dans les complexités de notre expérience humaine.

 

Comment expliquer... (en partie) ?

Le 21/12/2024

Comment expliquer (en partie) qu’un homme marié depuis de longues années ait besoin de sédater sa femme pour avoir des relations sexuelles avec elle ? Pire, comment expliquer que cet homme ait besoin d’inviter d’autres hommes à violer sa propre femme et qu’il y ait des hommes pour accepter ?

Comment expliquer (en partie) qu’un adolescent ait besoin d’oublier ses propres valeurs, que son ou ses parents lui ont inculqué, pour participer à une rixe de bandes rivales et de tuer un autre adolescent ?

Comment expliquer (en partie) l’émergence d’une tendance sexuée sur les réseaux sociaux alors qu’elle semble ne rien apporter à celles qui y participent ?

L’habituation !

La relation de cause à effet dans le phénomène d'habituation peut être expliquée à travers le fonctionnement de notre système nerveux et psychologique.

Stimulation initiale (la cause)

Lorsqu'un individu est exposé à un stimulus nouveau ou excitant (comme un nouveau défi, une récompense ou une expérience), son système nerveux réagit fortement. Cette excitation est due à la libération accrue de neurotransmetteurs comme la dopamine, qui jouent un rôle clé dans la sensation de plaisir et de motivation.

Adaptation progressive

Avec des expositions répétées au même stimulus, le cerveau s'adapte. Les neurones deviennent moins sensibles à ce stimulus particulier, ce qui entraîne une diminution de la réponse psychologique. C'est le phénomène d'habituation.

Le système nerveux ajuste sa réponse pour éviter une surcharge, ce qui permet de conserver de l'énergie et de se concentrer sur des stimuli nouveaux ou plus pertinents. Malheureusement la sensation de plaisir ou de satisfaction ressentie face au stimulus diminue, même si le stimulus reste identique.

Baisse d'excitation psychologique (l'effet)

Cette adaptation conduit à une baisse progressive de l'excitation psychologique. Par exemple : une personne qui pratique un sport extrême peut ressentir moins d'adrénaline après plusieurs expériences similaires.

Ou encore, un consommateur de contenu peut trouver un type de divertissement moins intéressant avec le temps.

Recherche d'un stimulus plus intense (besoin de faire plus)

Pour retrouver le même niveau d'excitation ou de satisfaction, l'individu cherche des stimuli plus puissants ou plus extrêmes. Cela peut se traduire par une augmentation de l'intensité du stimulus (plus de risques, plus de défis). Un changement de type de stimulation pour redécouvrir la nouveauté.

Par exemple, l'addiction au plaisir. Dans des comportements liés à la dopamine (jeu vidéo, substances, achats compulsifs, consommation des réseaux sociaux, etc.), l'habituation entraîne une tolérance. L'individu a besoin d'augmenter la "dose" pour retrouver l'excitation initiale, ce qui peut entraîner une escalade ou une dépendance.

Avec un zest de fantasme

Ajouter le critère de laisser libre cours à ses fantasmes enrichit l’explication du phénomène d’habituation, car les fantasmes jouent un rôle important dans la stimulation psychologique et la quête d’excitation.

Les fantasmes comme amplificateurs initiaux

Les fantasmes, en tant que constructions mentales, augmentent l’intensité d’un stimulus. Lorsqu’un individu laisse libre cours à ses fantasmes, il amplifie son excitation psychologique en combinant la réalité et son imagination. L’anticipation créée par les fantasmes intensifie l’expérience du stimulus et ça rend le stimulus encore plus captivant, mais aussi plus rapidement sujet à l’habituation.

Avec le temps, même les fantasmes les plus intenses peuvent perdre leur capacité à stimuler, car l’esprit s’adapte également à ses propres créations. Ce phénomène repose sur une désensibilisation psychologique et donc les scénarios fantasmés deviennent "prévisibles". S’ensuit une escalade mentale pour compenser, l’individu imagine des fantasmes plus complexes, plus extrêmes ou plus éloignés de la réalité pour retrouver le même niveau d’excitation. L’individu peut chercher à concrétiser ses fantasmes pour compenser la perte d’excitation mentale.

Dans ce cas, le lien entre imagination et réalité devient flou, et le besoin de combiner fantasmes et expériences réelles se renforce.

En conclusion

L'habituation suit une relation de cause à effet claire : exposition répétée → diminution de la sensibilité → recherche d'un stimulus plus intense pour compenser.

Ce phénomène reflète une stratégie adaptative du cerveau, mais peut parfois mener à des comportements excessifs, insatisfaisants, délictuels, criminels, dangereux...

 

Habituation

Le triptyque de DS2C

Le 20/10/2024

DS2C s’est bâti sur un triptyque psychologique, véritable socle, véritable base pour analyser et décrypter les comportements humains. Charles Darwin, Frantz Brentano et Sigmund Freud sont cette base cruciale. Ils me permettent d’appréhender l’ensemble du fonctionnement humain et du passage à l’acte et de comprendre ce qu’il se trame dans l’esprit d’une personne qui fait ce qu’elle fait, quelles sont ses motivations.

Voyons comment la théorie de l'évolution de Darwin influence la psychologie descriptive et génétique de Brentano, et comment ces idées se connectent à la psychanalyse de Freud.

La théorie de l'évolution de Darwin

Charles Darwin, avec sa publication de "L'Origine des espèces" en 1859, a révolutionné notre compréhension de la biologie et de l'évolution. Sa théorie de la sélection naturelle propose que les espèces évoluent au fil du temps par le biais de mécanismes adaptatifs. Les individus qui possèdent des traits favorables à leur survie et reproduction sont plus susceptibles de transmettre ces traits à leur descendance. Cette théorie a non seulement transformé la biologie, mais a également eu des répercussions profondes sur la psychologie.

L'impact de Darwin sur la psychologie

La théorie de Darwin a encouragé les psychologues à envisager l'esprit humain comme un produit de l'évolution. Des concepts tels que l'instinct, le comportement adaptatif et la fonction des émotions ont été intégrés dans les études psychologiques. La psychologie évolutive, qui émerge plus tard, se base sur l'idée que de nombreux aspects du comportement humain peuvent être compris à travers le prisme de l'évolution.

Frantz Brentano et la psychologie descriptive

Frantz Brentano, philosophe et psychologue autrichien, a développé une approche unique de la psychologie. Dans son œuvre majeure, "Psychologie from an Empirical Standpoint", Brentano propose une psychologie descriptive qui se concentre sur l'expérience subjective. Il insiste sur l'importance de l'intentionnalité, l'idée que les états mentaux sont toujours dirigés vers quelque chose. Cette approche se distingue par sa volonté de décrire les phénomènes psychologiques sans recourir à des explications biologiques ou physiologiques.

Brentano a également introduit la notion de psychologie génétique, qui examine le développement des états mentaux au fil du temps. Il s'intéresse à la manière dont les expériences individuelles et les processus psychologiques évoluent, ce qui établit un lien avec la théorie de l'évolution de Darwin. En effet, tout comme les espèces évoluent, les états mentaux et les comportements humains se développent et s'adaptent en réponse à l'environnement.

La psychanalyse de Freud

Sigmund Freud, souvent considéré comme le père de la psychanalyse, a également été influencé par les idées évolutionnistes. Dans ses théories, Freud propose que les comportements humains sont souvent motivés par des pulsions inconscientes, notamment des désirs sexuels et agressifs. Il introduit des concepts tels que le ça, le moi et le surmoi, qui décrivent les différentes instances de la psyché humaine.

Freud a intégré des idées darwiniennes dans sa conception de la sexualité et des instincts. Il a suggéré que les pulsions humaines, tout comme les traits évolutifs, sont le résultat de processus adaptatifs qui ont été façonnés par l'évolution. La lutte pour la survie, l'angoisse et les conflits internes sont des thèmes récurrents dans son œuvre, soulignant l'importance de l'évolution dans la compréhension de la psyché humaine.

Liens entre les théories

Les liens entre la théorie de l'évolution de Darwin, la psychologie de Brentano et la psychanalyse de Freud se manifestent dans plusieurs domaines clés :

1. **L'évolution et la psychologie** : Les trois penseurs reconnaissent que les comportements et les états mentaux humains sont influencés par des facteurs évolutifs. Darwin établit le cadre de l'évolution, Brentano décrit les processus mentaux, et Freud explore les motivations inconscientes.

2. **L'intentionnalité et les pulsions** : Brentano met en avant l'idée que les états mentaux sont intentionnels, tandis que Freud souligne que ces états sont souvent motivés par des pulsions inconscientes. Cette intersection offre une compréhension plus nuancée de la psyché humaine.

3. **Le développement et l'adaptation** : La psychologie génétique de Brentano et les théories de Freud sur le développement psychologique mettent en lumière comment les individus s'adaptent à leur environnement, un concept central dans la théorie de l'évolution.

En conclusion

Les contributions de Darwin, Brentano et Freud ont façonné notre compréhension de la psychologie moderne. En reliant la théorie de l'évolution aux processus psychologiques, ces penseurs ont ouvert la voie à une exploration plus profonde de la nature humaine. Leur héritage continue d'influencer les recherches contemporaines en psychologie, soulignant l'importance des facteurs biologiques et évolutifs dans la compréhension de l'esprit humain.

 

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Pour toute information, contactez moi par mail : frantz.bagoe@gmail.com ou par téléphone au 06 13 68 38 65.

 

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La peur de l'abandon : explications !

Le 05/10/2024

La peur de l’abandon est un thème central dans le champ de la psychanalyse, car elle touche au cœur des dynamiques inconscientes qui structurent la relation à l'autre et au soi. En psychanalyse, cette peur est souvent analysée en relation avec les premières expériences de séparation, notamment celles vécues avec les figures parentales, et elle se manifeste dans des angoisses profondes liées à la perte d’amour ou de sécurité. Explore la peur de l’abandon à travers plusieurs concepts psychanalytiques centraux, en se basant sur les travaux de Freud, Melanie Klein, Winnicott et Bowlby.

La peur de l'abandon et la psychanalyse freudienne

Freud (1915) a exploré les racines des angoisses fondamentales dans ses travaux sur l'inconscient, en particulier dans ses théories du développement infantile. Dans "Inhibition, Symptôme et Angoisse", Freud introduit la notion d’angoisse primaire, qu'il relie à l’expérience de séparation d’avec la mère. Cette angoisse originelle constitue une base pour comprendre la peur de l’abandon. Freud théorise que le premier lien entre l'enfant et sa mère est essentiel, car c'est la mère qui satisfait les besoins primaires de l’enfant. Lorsqu’il y a une séparation, l'enfant peut ressentir une profonde détresse. La rupture de ce lien est alors vécue comme un abandon, une perte d’objet (la mère en tant qu'objet d'attachement). Freud a également souligné l'importance de la "perte de l'objet d'amour" qui, dans son modèle pulsionnel, est un thème récurrent dans le développement de la névrose. L’enfant, privé de cet amour, peut développer une angoisse qui se manifeste plus tard sous diverses formes. L’idée centrale est que la peur de l’abandon est intimement liée à la perte de l’objet d'amour.

L’angoisse de persécution et l'angoisse dépressive

Melanie Klein (1935) a étendu la compréhension des processus inconscients chez l'enfant, notamment à travers l'idée de positions psychiques. Pour Klein, la peur de l'abandon est liée à deux formes d'angoisse : l'angoisse persécutrice et l'angoisse dépressive, qui caractérisent respectivement la "position paranoïde-schizoïde" et la "position dépressive" chez l'enfant. Dans la position paranoïde-schizoïde, l'enfant projette ses sentiments agressifs et destructeurs sur l'objet (la mère), ce qui crée une angoisse persécutrice. L'enfant craint que l'objet ne revienne pour le persécuter ou le détruire. Par extension, cette peur peut se transformer en une peur d’être abandonné par cet objet si investi, car l’enfant craint que sa propre agressivité ne l’ait détruit. Dans la position dépressive, l’enfant commence à percevoir l’objet comme étant entier, à la fois bon et mauvais. L’angoisse de persécution se transforme alors en angoisse dépressive : l'enfant craint d’avoir endommagé l'objet d’amour à cause de ses impulsions destructrices. Cette culpabilité conduit à une peur plus subtile de l’abandon, car l’enfant ressent une angoisse liée à la perte de l'objet entier (la mère) qu'il aime et déteste à la fois. Cette compréhension kleinienne nous permet de voir comment la peur de l’abandon est non seulement liée à la séparation physique, mais aussi à une séparation psychique interne due à l’agressivité et à la culpabilité.

L’objet transitionnel

Winnicott (1953), en s’intéressant à l’individuation et au développement émotionnel de l’enfant, a proposé la théorie des objets transitionnels et de l’espace transitionnel. Selon lui, la peur de l’abandon est fortement liée à l'expérience de séparation progressive entre l'enfant et sa mère. Winnicott souligne que l’enfant, dans les premiers mois de sa vie, ne distingue pas clairement entre lui-même et le monde extérieur. Il vit dans une sorte de fusion avec sa mère. La tâche développementale majeure est alors de permettre à l'enfant de se séparer progressivement de la mère, tout en maintenant un sentiment de sécurité interne. C’est là que l’objet transitionnel (comme un doudou, une peluche) joue un rôle crucial, car il permet à l'enfant de tolérer la séparation sans vivre une angoisse trop écrasante. Cet objet devient un substitut temporaire de la mère, facilitant ainsi l’autonomisation progressive. Dans cette perspective, la peur de l’abandon peut surgir lorsque ce processus de séparation ne se passe pas en douceur, soit parce que la mère est trop absente ou, au contraire, trop présente, empêchant ainsi l'enfant de développer un sens solide de soi. Si l’enfant ne peut pas internaliser un "objet bon" suffisamment sécurisant, il est condamné à vivre des angoisses d'abandon récurrentes, cherchant constamment un objet externe pour apaiser son anxiété.

L’attachement

La théorie de l’attachement développée par John Bowlby (1969, 1973) offre une autre perspective psychanalytique sur la peur de l’abandon. Bowlby, bien qu’influencé par Freud et Klein, a développé une approche fondée sur l’observation des interactions réelles entre les enfants et leurs figures d’attachement, principalement la mère. Pour Bowlby, les premières expériences d’attachement sont cruciales pour le développement de la personnalité et influencent la capacité à former des relations sécurisantes à l’âge adulte. Un attachement sécurisant, où l’enfant sait que sa figure d’attachement reviendra toujours, permet à l’enfant de développer une confiance fondamentale. En revanche, un attachement insécurisant, où la présence de la mère est imprévisible ou incohérente, entraîne chez l’enfant une peur constante d’être abandonné. Bowlby a identifié plusieurs styles d’attachement, dont l’attachement anxieux-ambivalent, où l’enfant développe une peur chronique de l’abandon à cause d’une figure d’attachement imprévisible. À l’âge adulte, cette peur se manifeste souvent par des comportements de dépendance, un besoin excessif de réassurance et une peur constante de perdre les relations importantes.

Le narcissisme et la peur de l’abandon

La psychanalyse a également exploré la peur de l’abandon dans le cadre des troubles narcissiques. Dans ses travaux sur le narcissisme, Freud (1914) a proposé que l’amour-propre ou narcissisme est une forme d’attachement à soi-même qui est une réponse au risque d’abandon. L’enfant, dans ses premiers mois, est centré sur lui-même. C’est ce que Freud appelle le narcissisme primaire. À mesure que l’enfant se développe, il commence à déplacer une partie de cet amour-propre vers des objets externes, principalement ses parents. Si ce déplacement est entravé, par exemple par une figure d’attachement trop instable ou absente, l’enfant peut retourner à un état de narcissisme primaire comme défense contre la peur de l’abandon. Dans les cas de narcissisme pathologique, la peur de l’abandon est particulièrement aiguë. Le narcissique cherche désespérément à être aimé et admiré par les autres pour combler un vide interne. Cependant, ce besoin compulsif d'attention masque une fragilité sous-jacente : la personne narcissique craint constamment d’être rejetée ou abandonnée. L’amour des autres est essentiel pour maintenir une image idéalisée de soi, et toute menace d'abandon est vécue comme une blessure narcissique.

Le manque fondamental

Jacques Lacan a abordé la question du manque et du désir comme centrales à l’expérience humaine. Pour Lacan (1959), le désir humain est toujours marqué par une quête de complétude, une complétude qui reste à jamais hors de portée. Le désir est lié à ce qu'il appelle "l’Autre" (l’Autre symbolique), une figure qui incarne le manque fondamental autour duquel se structure la subjectivité. Dans cette optique, la peur de l’abandon peut être vue comme une manifestation du désir insatiable de combler ce manque originel. L’être humain, selon Lacan, est fondamentalement marqué par une absence – une séparation primordiale qui survient dès l’entrée dans le langage. La peur de l’abandon est ainsi enracinée dans une quête illusoire d’unité avec l’Autre, une unité qui, en réalité, est impossible à réaliser. Toute relation, en ce sens, porte en elle la possibilité de l'abandon, car elle est fondée sur un manque impossible à combler.

Personnellement, je n’ai plus de doudou depuis longtemps et pour remédier à cet état de manque, cette peur d’être abandonné, j’aime poser ma tête sur le ventre de ma femme : c’est rassurant et plus profond, plus satisfaisant qu’un hug.

 

Abandon

"Mais pourquoi je n'arrive pas à m'endormir ?"

Le 04/08/2024

« Mais pourquoi je n’arrive pas à m’endormir ? »

C’est une question récurrente que beaucoup de personnes se posent. Plusieurs facteurs peuvent expliquer pourquoi certaines personnes n’arrivent pas à s’endormir le soir. Je ne vais pas aborder à nouveau ces facteurs dans cet article, et encore moins l’aspect environnement, les écrans etc… je les ai précédemment développés dans un précédent article.

Ce que l’on sait moins, c’est qu’il existe une relation symbolique entre le sommeil et la mort. Cette perspective trouve ses racines dans diverses traditions culturelles, littéraires et psychanalytiques.

Symbolisme du sommeil et de la mort

Dans de nombreuses cultures, le sommeil est souvent décrit comme une forme de « petite mort. » Cette analogie repose sur l’idée que le sommeil implique une perte de conscience temporaire, semblable à la perte de conscience permanente que représente la mort.

Hypnos et Thanatos : une association traditionnelle renouvelée à la Renaissance | Cairn.info

Peurs inconscientes

Selon la psychanalyse, le sommeil pourrait être associé à des peurs inconscientes de la mort. Pour certaines personnes, l’idée de s’abandonner au sommeil peut raviver des angoisses profondes liées à la mortalité, à la perte de contrôle ou à l’inconnu.

Freud et le principe de la mort

Sigmund Freud a exploré l’idée que certains individus peuvent avoir des résistances inconscientes au sommeil en raison de la peur de la mort. Dans ses théories sur l’inconscient, il décrit des pulsions de vie et de mort qui peuvent influencer de manière subtile et complexe. Freud a proposé l’existence de deux forces fondamentales dans la psyché humaine : Eros (la pulsion de vie) et Thanatos (la pulsion de mort). Selon cette théorie, certains comportements, y compris les troubles du sommeil, pourraient être des manifestations de ces forces en conflit. La résistance à l’endormissement pourrait être vue comme une lutte contre la pulsion de mort, une tentative de la psyché de se protéger contre l’angoisse existentielle liée à la fin de la conscience.

Expériences traumatiques

Les personnes ayant vécu des expériences traumatisantes, notamment des expériences de mort imminente ou la perte de proches, peuvent développer des associations négatives avec le sommeil. La peur de revivre des souvenirs traumatiques ou d’être vulnérable pendant le sommeil peut rendre l’endormissement difficile. Le sommeil, en devenant un moment où ces souvenirs traumatiques peuvent refaire surface, devient une source de stress et d’angoisse plutôt qu’un refuge réparateur.

Théories existentielles

D’un point de vue existentiel, l’angoisse liée à la condition humaine et à la conscience de la mortalité peut se manifester sous forme d’insomnie. Les réflexions sur la vie, la mort, et le sens de l’existence peuvent devenir plus prononcés la nuit, quand l’esprit n’est pas distrait par les activités diurnes.

Ces perspectives soulignent que, pour certaines personnes, les difficultés d’endormissement peuvent être profondément enracinées dans des symbolismes psychologiques et des peurs existentielles liées à la mort. Ces enjeux peuvent être explorés et traités à travers des approches thérapeutiques comme la psychanalyse ou la thérapie cognitivo-comportementale (TCC). Une exploration plus approfondie de ces aspects symboliques et inconscients peut être nécessaire pour comprendre et traiter les problèmes de sommeil de manière holistique.