La disparition de l’altérité.

Le 27/09/2025 0

Pourquoi il devient si difficile d’échanger ?

Échanger, dialoguer, confronter ses idées : ces gestes qui paraissaient naturels sont aujourd’hui devenus complexes, parfois impossibles. La discussion se transforme en succession de monologues, chacun cherchant à convaincre plutôt qu’à comprendre, à imposer sa vérité plutôt qu’à risquer d’être transformé par celle de l’autre. Cette difficulté n’est pas anecdotique : elle dit quelque chose de profond sur notre rapport à l’altérité, sur la manière dont nous supportons – ou refusons – la contradiction.

 

La logique du miroir

Nos sociétés modernes, hyperconnectées, ont démultiplié les occasions de communication. Pourtant, jamais l’impression d’un véritable dialogue n’a semblé aussi fragile. Les réseaux sociaux, censés nous relier, agissent souvent comme des miroirs déformants : on ne rencontre pas l’autre, mais une version de soi-même validée, confortée ou caricaturée.

Dans ces espaces numériques, l’algorithme favorise la confirmation plutôt que la contradiction. L’échange devient une recherche de validation narcissique, où l’autre n’existe plus comme sujet autonome mais comme prolongement ou menace. La conversation se réduit à un « like » ou à un affrontement polarisé, sans nuance ni effort dialectique.

 

Qu’est-ce que l’altérité ?

Reconnaître l’altérité, c’est accepter que l’autre existe dans sa différence irréductible, avec ses arguments, ses affects et sa logique propres. C’est se laisser déplacer, se voir obligé de questionner sa propre certitude. Freud parlait du « travail de civilisation » : supporter que son désir ne soit pas absolu, que la réalité et autrui imposent une limite.

Psychologiquement, cela demande une tolérance à la frustration, une capacité à ne pas réduire l’autre à une menace pour l’ego. L’altérité oblige à reconnaître que la vérité n’est pas possession privée, mais processus partagé. Elle est donc un exercice d’humilité et d’ouverture, profondément exigeant pour le psychisme.

 

La place de l’erreur dans l’échange

Admettre l’altérité, c’est aussi accepter l’idée que l’on puisse se tromper. Se tromper dans une argumentation, reconnaître une faille dans son raisonnement ou découvrir que l’autre a raison sur un point, ce n’est pas une défaite mais un apprentissage.

Or, dans un contexte où l’image de soi est fragile et surexposée, l’erreur est vécue comme une humiliation. Reconnaître « je me suis trompé » est risqué, car cela suppose de faire confiance à l’autre : confiance qu’il ne nous rejette pas, qu’il ne transforme pas cette vulnérabilité en arme de disqualification.

Accepter son erreur, c’est donc aussi réhabiliter la valeur du doute et la dignité du tâtonnement. C’est reconnaître que la vérité se construit par essais et rectifications, et que la confrontation avec l’autre nous offre une occasion de progresser plutôt qu’un terrain de disqualification.

 

Les résistances caractérologiques

Du point de vue de la caractérologie de René Le Senne, chacun réagit à l’altérité selon son profil :

Le caractère émotif et instable vit la contradiction comme une agression, y répond avec colère, susceptibilité, fuite ou surenchère émotionnelle.

Le caractère rigide et non émotif se ferme à toute remise en question, opposant une muraille rationnelle ou morale infranchissable.

Les caractères expansifs cherchent à dominer la discussion, transformant l’échange en démonstration de force.

Les caractères introvertis se replient, refusant le conflit au prix de l’absence de dialogue réel.

Ainsi, chaque type de personnalité montre ses défenses particulières contre le danger que représente la différence de l’autre. Mais toutes convergent vers une difficulté croissante à laisser place à la véritable confrontation constructive.

 

Les conséquences sociales

La disparition progressive de l’altérité a des effets multiples :

Rigidification des identités : chacun s’enferme dans son camp, son groupe de pensée, son « biais de confirmation ».

Appauvrissement de la pensée : sans contradiction, la réflexion s’éteint dans le confort de l’évidence.

Radicalisation des positions : l’absence de dialogue nourrit l’extrême, puisqu’on ne rencontre plus que des caricatures de l’autre camp.

Fragilisation du lien social : si discuter devient impossible, vivre ensemble se réduit à cohabiter dans des bulles hermétiques.

Au fond, c’est le collectif qui s’érode : une société sans altérité est une société sans véritable débat, donc sans transformation possible.

 

Réapprendre à dialoguer

Sortir de cette impasse suppose de réhabiliter le doute et la dialectique. Cela demande d’accepter que la contradiction ne soit pas une attaque, mais une chance de penser autrement. La philosophie comme la psychanalyse rappellent que c’est dans le frottement, parfois douloureux, des idées et des désirs, que se construit la vérité humaine.

Réapprendre à dialoguer, ce n’est pas chercher l’harmonie immédiate, mais reconnaître la fécondité du conflit bien mené. C’est aussi valoriser le droit à l’erreur : pouvoir se tromper sans honte, et accueillir la remise en question comme une expérience d’apprentissage partagé.

L’altérité est ce qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à grandir en rencontrant ce qui nous résiste. Sa disparition n’est pas seulement un appauvrissement du langage : c’est une mutilation du rapport humain.

 

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