« Tout le monde est un meurtrier, il suffit de tomber sur la bonne personne. »

Le 22/08/2025 0

Dans une série, une phrase a surgi comme une gifle : « Tout le monde est un meurtrier, il suffit de tomber sur la bonne personne. »

Elle a la brutalité d’un aphorisme qui déstabilise, parce qu’elle met en lumière une possibilité que l’on préfère tenir à distance. Meurtrier ? Moi ? Vous ? Tout le monde ? L’idée n’est pas nouvelle. Depuis Freud jusqu’aux anthropologues contemporains, la question de la violence inhérente à l’humain traverse la pensée. Nous nous pensons civilisés, éduqués, protégés par la loi et les codes sociaux, mais cette phrase rappelle que sous le vernis demeure une potentialité sombre : tuer.

Est-ce vrai ? Sommes-nous réellement tous des meurtriers en puissance, attendant seulement de croiser la « bonne personne » – celle qui, par sa présence, son acte ou son emprise, déclencherait en nous la bascule ? Explorons cette idée en mobilisant la psychanalyse freudienne, la théorie de l’évolution, la psychologie comportementale et la caractérologie. Car au-delà de la provocation, cette phrase pose une question fondamentale : qu’est-ce qui sépare l’homme ordinaire du criminel ? Est-ce une barrière infranchissable, ou une frontière fragile, prête à céder sous certaines conditions ?

 

La pulsion de mort et l’héritage freudien

Sigmund Freud a introduit, en plus des pulsions de vie (Eros), une autre force fondamentale : la pulsion de mort (Thanatos). Selon lui, l’être humain porte en lui une tendance innée à l’agression, à la destruction, et ultimement, au retour à l’inanimé. Cette pulsion n’est pas toujours visible : elle est contenue, sublimée, ou dirigée vers l’extérieur. Mais elle existe, et fait partie de la structure même de la psyché.

Dans Totem et Tabou puis Malaise dans la civilisation, Freud insiste sur le rôle central de l’interdit du meurtre dans la construction de la société. L’humanité se serait constituée autour d’un meurtre fondateur, celui du père primordial de la horde, tué par ses fils pour accéder aux femmes et au pouvoir. De là naissent le totem, le tabou, et l’organisation sociale. Autrement dit : le meurtre est à l’origine de la culture, mais c’est aussi l’interdit du meurtre qui rend possible la vie commune. La civilisation repose sur cette ambivalence.

À un niveau plus individuel, Freud voit dans le fantasme de meurtre une donnée universelle. Dans le complexe d’Œdipe, l’enfant souhaite inconsciemment éliminer le rival (le père ou la mère) pour posséder l’objet d’amour. Ces désirs meurtriers sont refoulés, mais ils existent. Ils trouvent leur exutoire dans le rêve, la sublimation artistique, l’humour noir, ou encore les pulsions agressives déplacées. La phrase « tout le monde est un meurtrier » trouve ici son écho : l’inconscient humain contient en germe ce potentiel, même si la plupart des individus ne passeront jamais à l’acte.

 

Darwin, l’évolution et la violence comme stratégie de survie

Si Freud inscrit le meurtre dans la psyché, Darwin et ses successeurs l’inscrivent dans l’histoire de l’espèce. La violence n’est pas une anomalie, elle est un outil adaptatif. Les animaux, y compris les primates, tuent. Les chimpanzés mâles observés par Jane Goodall n’hésitent pas à éliminer leurs rivaux, voire à massacrer les petits d’un autre groupe pour accroître leurs chances de reproduction. La nature n’est pas tendre.

Chez l’humain, cette agressivité héritée de l’évolution persiste, mais elle est canalisée par la culture. Protéger son territoire, défendre sa progéniture, éliminer la menace : ce sont des réflexes inscrits dans notre biologie. Ce qui change, c’est que l’homme ajoute à cette violence instinctive une dimension symbolique et sociale. On ne tue plus seulement pour survivre ou se reproduire, mais aussi pour l’honneur, la vengeance, la gloire, la religion.

L’idée de « la bonne personne » trouve ici une lecture darwinienne : ce pourrait être l’adversaire qui menace notre statut, notre survie ou notre descendance. Dans certaines circonstances extrêmes – guerre, famine, agression – chacun de nous pourrait activer ces mécanismes archaïques. La civilisation est une couche fragile posée sur un socle biologique plus ancien.

 

La réactance psychologique et le déclencheur du passage à l’acte

Quittons l’inconscient et l’évolution pour aborder un concept moderne : la réactance. Formulée par Jack Brehm en 1966, la théorie de la réactance décrit la réaction émotionnelle négative qui survient lorsqu’une personne se sent privée de sa liberté d’agir. Quand on nous contraint, nous humilie, nous enferme, notre système psychologique se cabre. Et parfois, il explose.

Cette dynamique peut mener à des comportements extrêmes, jusqu’au meurtre. Pensons aux crimes passionnels, souvent déclenchés par une humiliation amoureuse. Pensons aux bagarres qui dégénèrent en drame à cause d’une insulte ou d’un geste perçu comme intolérable. Ici, « la bonne personne » n’est pas seulement un rival ou un ennemi biologique : c’est celle qui, par son action ou son existence, fait surgir en nous une intolérable frustration. Un conjoint infidèle, un supérieur abusif, un voisin harcelant…

L’explosion meurtrière devient alors l’ultime tentative de restaurer une liberté menacée. Non pas une violence programmée, mais une révolte émotionnelle brutale, souvent regrettée après coup. Cette dimension comportementale nous rappelle que le meurtre n’est pas toujours prémédité ; il peut être une réaction aiguë à une situation vécue comme insupportable.

 

La caractérologie et la différence de seuil

René Le Senne, avec sa caractérologie, a proposé une typologie des caractères humains. Selon lui, chaque individu possède une structure relativement stable, faite de trois axes : l’émotivité, l’activité, et le retentissement (primaire ou secondaire). De cette combinaison naissent différents types de caractères : colérique, passionné, sentimental, flegmatique, apathique, etc.

Appliquée à la question du meurtre, la caractérologie éclaire une donnée cruciale : nous ne sommes pas égaux face au passage à l’acte. Tous portent en eux le potentiel agressif, mais le seuil de tolérance, l’intensité des émotions et la manière de les traiter diffèrent. Le colérique explosif, émotif et primaire, réagit violemment dans l’instant. Le passionné, émotif et secondaire, rumine longtemps avant de frapper. Le flegmatique, peu émotif et peu actif, est beaucoup moins susceptible de passer à l’acte.

Ainsi, la phrase « tout le monde est un meurtrier » ne doit pas être lue comme une prédiction égalitaire. Il y a des profils plus vulnérables, d’autres plus inhibés. Mais la potentialité demeure universelle, même si sa probabilité varie fortement. Le meurtre n’est pas le privilège d’une « race de criminels », il est une possibilité inhérente à la condition humaine, modulée par le tempérament et l’histoire de chacun.

 

La violence ordinaire et la banalité du mal

Hannah Arendt, analysant le procès d’Adolf Eichmann, a forgé la notion de « banalité du mal ». Le fonctionnaire nazi n’était pas un monstre sadique, mais un homme ordinaire, obéissant aux règles, appliquant des ordres, sans distance critique. Cette observation dérange : le meurtre de masse peut être le fait de gens normaux, plongés dans un contexte particulier.

Les expériences de psychologie sociale confirment ce constat. Stanley Milgram a montré que des individus ordinaires pouvaient administrer des décharges électriques potentiellement mortelles à un inconnu, simplement parce qu’une figure d’autorité le leur demandait. Philip Zimbardo, avec son expérience de Stanford, a révélé la rapidité avec laquelle des étudiants « gardiens » devenaient violents et humiliants envers leurs camarades « prisonniers ».

Ici, « la bonne personne » peut être une autorité qui ordonne, un leader qui galvanise, ou un groupe qui dilue la responsabilité individuelle. Ce n’est pas nécessairement une figure haïssable ; ce peut être une figure banale qui, par le contexte, rend possible l’inimaginable. La violence meurtrière se banalise alors dans la routine, la conformité, la peur de déplaire.

 

Conséquences cliniques et sociales de cette idée

Si l’on admet que tout le monde peut être meurtrier dans certaines circonstances, que devient notre regard sur la criminalité ? D’un côté, cela relativise la frontière entre « eux » (les criminels) et « nous » (les gens bien). Le potentiel est universel, seule la mise en contexte change. Mais d’un autre côté, cela ne signifie pas que tout le monde va tuer. La majorité des humains vivent sans jamais franchir cette limite.

Cliniquement, reconnaître ce potentiel peut aider à travailler avec des patients traversés par des fantasmes violents. Plutôt que de diaboliser, il s’agit de comprendre, de canaliser, de transformer cette énergie. En psychanalyse, le fantasme de meurtre peut être exploré, interprété, intégré. En thérapie comportementale, des outils de gestion de la colère, de régulation émotionnelle, et de prévention des passages à l’acte sont mobilisés.

Socialement, cette idée invite à renforcer les conditions qui inhibent la violence : éducation à la frustration, régulation collective, espaces d’expression symbolique (art, sport, parole). La civilisation n’élimine pas la pulsion meurtrière, mais elle l’encadre et lui offre des exutoires moins destructeurs.

 

Pour conclure

« Tout le monde est un meurtrier, il suffit de tomber sur la bonne personne. » Cette phrase n’est pas une prophétie, mais un miroir. Elle reflète l’ambivalence de l’être humain : porteur de pulsions agressives et destructrices, héritier d’une histoire biologique et psychique violente, mais aussi capable de sublimation, d’inhibition et de construction sociale.

 

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