Blog

Importance du contexte situationnel dans l'analyse d'un passage à l'acte

Le 04/09/2024

L'importance de prendre en compte le contexte situationnel dans l'analyse d'un passage à l'acte délictuel/criminel est cruciale pour comprendre pleinement les motivations et les dynamiques sous-jacentes qui mènent à un tel comportement. Dans le cadre de l'analyse comportementale psychologique, il est impératif de considérer non seulement l'auteur de l'acte, mais également la victime et le contexte global dans lequel le crime a été commis. C'est l'interaction complexe entre ces trois éléments – l'auteur, la victime et le contexte – qui permet de dresser un tableau précis des circonstances ayant conduit au passage à l'acte criminel.

L'auteur : Profil psychologique et motivations

L'analyse du profil de l'auteur est une étape essentielle pour comprendre les raisons qui ont pu le pousser à commettre un crime. Cette étude inclut l'examen de son passé, de ses traits de personnalité, de ses croyances, ainsi que de ses éventuelles pathologies mentales. Le profil psychologique de l'auteur permet de cerner ses motivations, qu'elles soient conscientes ou inconscientes, et de comprendre comment ces motivations ont pu être activées par des facteurs situationnels ou interpersonnels.

Cependant, se concentrer uniquement sur l'auteur peut mener à une vision limitée et réductrice du passage à l'acte. Le comportement criminel est rarement le fruit d'une seule cause isolée; il émerge souvent d'une combinaison complexe de facteurs individuels et contextuels. Par exemple, une personne présentant une tendance à l'impulsivité ou à l'agressivité pourrait être plus susceptible de commettre un crime sous l'effet de la colère ou du stress, mais c'est souvent l'interaction avec le contexte qui déclenche réellement l'acte.

La victime : Rôle et influence dans la dynamique criminelle

L'étude de la victime, souvent négligée dans les analyses traditionnelles, est tout aussi essentielle. La relation entre l'auteur et la victime peut fournir des indices importants sur le mobile du crime et sur les dynamiques de pouvoir ou de domination qui ont pu exister. Il est crucial de comprendre la perception que l'auteur avait de la victime, comment il ou elle la percevait, et quelle place la victime occupait dans son univers mental.

Certaines théories criminologiques, comme la théorie de la victime désignée ou la théorie du "lien faible", suggèrent que les caractéristiques de la victime peuvent jouer un rôle déterminant dans la sélection par l'auteur. Ainsi, l'analyse de la victime peut révéler si celle-ci a été choisie au hasard ou en fonction de critères précis. Par ailleurs, la réaction de la victime face à l'agression, que ce soit la soumission, la résistance, ou une autre forme de réponse, peut également influencer le déroulement du crime et sa gravité.

Le contexte : Facteur catalyseur du passage à l'acte

Le contexte situationnel est souvent le facteur déclencheur du passage à l'acte. Ce contexte peut être composé de facteurs environnementaux, sociaux, économiques ou culturels. Par exemple, un individu confronté à une situation de stress intense, à une crise financière, ou à des pressions sociales peut être plus susceptible de commettre un acte criminel. Le contexte peut également inclure des éléments plus spécifiques, comme la présence d'une arme, l'opportunité de commettre le crime sans être détecté, ou la perception d'une menace imminente.

L'analyse situationnelle cherche à comprendre comment ces facteurs externes interagissent avec les caractéristiques individuelles de l'auteur et de la victime pour produire un certain comportement criminel. Une approche situationnelle permet également de comprendre comment un même individu pourrait réagir différemment dans des circonstances différentes, ou comment un crime similaire pourrait être commis par des personnes très différentes en raison des contextes distincts.

La dynamique triangulaire : Auteur, victime et situation

Il est essentiel de comprendre que le passage à l'acte criminel résulte souvent d'une dynamique triangulaire entre l'auteur, la victime, et la situation. Cette interaction complexe est au cœur de l'analyse comportementale. Par exemple, un crime peut être le résultat d'une escalade progressive dans une situation tendue, où des signaux émis par la victime ou des événements contextuels spécifiques conduisent l'auteur à franchir un seuil vers la violence.

La compréhension de cette dynamique permet non seulement d'expliquer pourquoi un crime a été commis, mais aussi de prévoir et de prévenir d'autres crimes. En identifiant les facteurs de risque liés à l'auteur, les caractéristiques vulnérables de la victime, et les situations propices au passage à l'acte, il devient possible de développer des stratégies d'intervention ciblées pour prévenir la récidive ou pour intervenir en amont dans des situations potentiellement dangereuses.

Conclusion

Prendre en compte le contexte situationnel dans l'analyse d'un passage à l'acte criminel est non seulement crucial, mais aussi indispensable pour une compréhension complète du crime. L'étude de l'auteur, de la victime et du contexte permet de dévoiler les mécanismes sous-jacents qui ont mené à l'acte, offrant ainsi une vue d'ensemble indispensable à toute analyse criminologique ou intervention préventive. Ignorer l'un de ces éléments reviendrait à négliger la complexité inhérente au comportement humain et à la dynamique des crimes, limitant ainsi notre capacité à comprendre et à prévenir efficacement de tels actes.

 

Passage a l acte criminel 1

Le sentiment d'utilité : un besoin fondamental porteur d'espoir

Le 19/10/2025

L'angoisse du vide

Dans nos relations, nous pouvons souvent entendre cette plainte : "Je ne sers à rien", "Ma vie est vide", "À quoi bon ?". Ce n'est pas un hasard si les statistiques sur l'épuisement professionnel, la dépression et la quête de sens au travail explosent dans les sociétés occidentales. Derrière ces maux contemporains se cache une question fondamentale : comment exister quand on ne se sent utile à rien ni personne ?

Le sentiment d'inutilité n'est pas qu'un inconfort passager. C'est une menace existentielle qui peut mener à l'effondrement psychique. À l'inverse, se sentir utile - avoir l'impression que notre présence au monde produit quelque chose de valable - constitue un rempart puissant contre l'angoisse. Plus encore : c'est porteur d'espoir, car contrairement à d'autres besoins fondamentaux, nous disposons d'une certaine capacité à agir sur ce sentiment.

Explorons pourquoi l'utilité est un besoin psychique fondamental, comment elle se construit, quels pièges elle recèle, et surtout comment cultiver un sentiment d'utilité sain qui donne du sens à notre existence sans nous enfermer dans des défenses rigides.

 

L'utilité comme besoin fondamental

  • Deux niveaux distincts

Il faut d'abord distinguer deux choses qui se confondent souvent : *être utile* et *se sentir utile*. Le premier relève d'une réalité objective - j'accomplis des tâches, je produis des effets, j'ai une fonction dans un système. Le second est une construction subjective - je me perçois comme ayant de la valeur à travers mes actions.

Ces deux dimensions ne se recouvrent pas toujours. On peut être objectivement utile (un soignant qui sauve des vies) tout en se sentant vide et insignifiant. À l'inverse, on peut se sentir profondément utile dans des activités dont l'utilité objective est questionnable. Ce qui compte pour l'équilibre psychique, c'est avant tout le sentiment subjectif, l'expérience vécue d'être agent productif dans le monde.

  • Une perspective évolutionniste

D'un point de vue darwinien, la contribution au groupe a toujours représenté un avantage adaptatif majeur. Nos ancêtres qui participaient activement à la survie collective - chasse, cueillette, protection, soin aux enfants - avaient plus de chances de transmettre leurs gènes. Le besoin de se sentir utile pourrait donc être ancré dans notre architecture psychique comme mécanisme favorisant la coopération.

Cette lecture évolutionniste explique pourquoi l'exclusion du groupe, l'inutilité sociale, provoque une souffrance si intense. Être inutile, c'était historiquement être éjecté du groupe, donc condamné. L'angoisse que nous ressentons face à notre propre inutilité n'est peut-être que l'écho lointain de cette menace primordiale.

  • Une défense mature

Du point de vue psychanalytique, l'utilité peut fonctionner comme une défense mature contre l'angoisse existentielle. Freud parlait de sublimation : transformer nos pulsions en réalisations socialement valorisées. Faire quelque chose d'utile, c'est donner forme à notre énergie psychique, la canaliser vers des buts constructifs plutôt que de la laisser se retourner contre nous en symptômes.

Bergeret distinguerait probablement les organisations de personnalité selon leur rapport à l'utilité. Une personnalité bien structurée peut investir des projets utiles avec souplesse, en tirant satisfaction de l'action elle-même. Une organisation plus fragile risque de faire de l'utilité un rempart désespéré : "je n'existe que si je sers". Dans le premier cas, c'est une défense mâture. Dans le second, une défense rigide qui peut se retourner en pathologie.

  • Le caractère et ses projets

René Le Senne, philosophe du caractère, voyait dans les projets et réalisations le moyen par lequel la personne se construit et se définit. Le caractère n'est pas une essence figée, mais une structure dynamique qui se forge à travers ce que nous faisons du monde et ce que le monde fait de nous. 

Être utile, dans cette perspective, c'est inscrire sa marque dans le réel. C'est sortir de soi pour agir sur l'environnement, et en retour être transformé par cette action. Le sentiment d'utilité serait alors le témoin subjectif de cette inscription réussie : je ne suis pas un spectateur passif, je suis acteur de ma propre existence et, modestement, de celle du monde.

  • La transition nécessaire

Ces cadres théoriques - darwinien, psychanalytique, caractérologique - convergent vers une idée centrale : l'utilité répond à un besoin psychique profond. Mais ils ne disent pas comment, concrètement, on construit ce sentiment. Comment passe-t-on du besoin d'être utile à l'expérience effective de l'utilité ? C'est là qu'intervient un concept plus opérationnel : l'agentivité.

 

L'agentivité : le moteur de l'utilité

  • Bandura et le sentiment d'efficacité personnelle

Le psychologue Albert Bandura a introduit un concept qui éclaire puissamment notre propos : l'agentivité (agency en anglais), ou sentiment d'efficacité personnelle (self-efficacy). Il s'agit de la capacité à se vivre comme cause de ses propres actions et de leurs effets sur le monde.

Ce n'est pas exactement "être utile aux autres". C'est plus fondamental : c'est produire des effets voulus, transformer le réel par son action, se percevoir comme agent causal plutôt que comme objet passif des événements. Vous pouvez être agent sans être utile à quiconque - un ermite qui construit sa cabane dans les bois fait preuve d'agentivité. Et inversement, vous pouvez être utile sans aucune agentivité - un esclave est utile à son maître mais ne choisit ni ses actions ni leurs finalités.

L'utilité devient porteuse de sens quand elle s'articule avec l'agentivité. Non pas "on se sert de moi", mais "je choisis d'agir et mes actions produisent des effets que je valorise". C'est cette combinaison - action + intention + effet + valeur - qui nourrit le sentiment d'utilité profond.

  • Les quatre sources du sentiment d'efficacité

 

Bandura identifie quatre sources qui construisent notre sentiment d'efficacité personnelle :

  • Les expériences de maîtrise : la plus puissante. J'ai réussi à faire quelque chose, j'en ai vu les résultats concrets. Cette expérience s'inscrit en moi et renforce ma conviction que je peux agir efficacement. Un parent qui voit son enfant progresser grâce à son accompagnement, un artisan qui contemple l'objet qu'il a fabriqué, un bénévole qui constate l'amélioration du lieu qu'il a nettoyé - toutes ces expériences nourrissent l'agentivité.

 

  • Les expériences vicariantes : j'observe quelqu'un qui me ressemble réussir. Si elle y arrive, pourquoi pas moi ? C'est pourquoi les modèles identificatoires sont cruciaux. Voir d'autres personnes ordinaires accomplir des choses utiles élargit notre champ des possibles et stimule notre propre désir d'agir.

 

  • La persuasion verbale : quelqu'un en qui j'ai confiance me dit que je suis capable, que mon action a de la valeur. Ce feedback externe peut renforcer temporairement le sentiment d'efficacité, à condition d'être crédible et étayé par des faits. Les encouragements vides ont peu d'effet ; la reconnaissance précise et ajustée, beaucoup.

 

  • Les états physiologiques et émotionnels : quand je me sens calme, énergique, confiant, mon sentiment d'efficacité augmente. À l'inverse, l'anxiété, la fatigue, le stress le diminuent. C'est un facteur souvent sous-estimé : prendre soin de son état physique et émotionnel est une condition de l'agentivité.

 

  • Le cercle vertueux action-maîtrise

Bandura décrit un cercle vertueux : le sentiment d'efficacité conduit à l'action, l'action à la maîtrise, la maîtrise renforce le sentiment d'efficacité. À l'inverse, le sentiment d'impuissance conduit à l'évitement, l'évitement à la perte de compétences, qui renforce l'impuissance. C'est ce qu'on appelle l'impuissance apprise.

Le sentiment d'utilité s'inscrit dans cette dynamique. Quand je me vis comme agent efficace, j'ose entreprendre des actions utiles. Quand ces actions produisent des effets positifs, mon sentiment d'utilité se renforce. Quand ce sentiment est fort, j'ose davantage. Et ainsi de suite.

 

  • L'antidote à la rumination

Pourquoi l'agentivité protège-t-elle de l'angoisse ? Parce que l'action structure, oriente, ancre dans le présent. L'angoisse, à l'inverse, se nourrit de rumination, d'anticipation catastrophique, de ressassement. Quand j'agis - vraiment, avec intention et attention - je sors de ma tête. Je suis confronté au réel, à ses résistances, à ses réponses. Je ne peux pas ruminer en même temps que je construis, répare, crée, soigne, enseigne.

Paul Watzlawick, théoricien de la communication, affirmait qu'on ne peut pas ne pas communiquer. De même, on ne peut pas ne pas agir - même l'inaction est une forme d'action. Mais l'agentivité, c'est agir *avec intention*, pas subir passivement le cours des choses. C'est ponctuer la séquence des événements en se positionnant comme sujet actif plutôt que comme objet passif.

 

  • Du besoin à la pratique

L'apport de Bandura est de rendre opérationnel ce qui pourrait rester abstrait. Le besoin d'utilité ne se satisfait pas par décret ou par introspection. Il se construit par l'action répétée, par l'accumulation d'expériences de maîtrise, par le feedback du réel. Ce n'est pas "penser qu'on est utile", c'est *faire des choses utiles et en constater les effets*.

Cette perspective est libératrice : elle sort du registre du jugement moral ("tu devrais te sentir utile") pour entrer dans celui de la pratique ("que peux-tu faire aujourd'hui qui te donnera cette expérience ?"). C'est en cela qu'elle est porteuse d'espoir.

 

Les pièges et dérives

Mais attention. Le sentiment d'utilité, comme tout besoin psychique, peut déraper en pathologie quand il devient rigide, exclusif, désespéré. Il faut examiner les pièges pour mieux les éviter.

  • Le paradoxe de la quête désespérée

Cliniquement, on observe un paradoxe cruel : ceux qui cherchent le plus désespérément à se sentir utiles deviennent souvent contre-productifs. Le codépendant qui anticipe tous les besoins de l'autre avant même qu'ils ne s'expriment, le collègue qui s'impose dans tous les projets pour "aider", le parent qui surprotège son enfant au point de l'étouffer - tous cherchent à se sentir indispensables et tous créent, à terme, de la dépendance, du rejet, de l'inefficacité.

Pourquoi ? Parce que leur "utilité" ne sert pas vraiment l'autre, elle sert leur propre besoin de se sentir nécessaires. L'autre le sent, consciemment ou non, et finit par fuir ou se rebeller. Certains ont tellement besoin de se sentir utiles qu'ils deviennent l'équivalent humain d'un spam : techniquement présents, objectivement superflus, subjectivement agaçants.

Le vrai service, l'utilité ajustée, suppose une écoute de l'autre, une conscience de ses besoins réels, et surtout l'acceptation qu'on n'est pas toujours nécessaire. Paradoxalement, ceux qui sont les plus utiles sont ceux qui peuvent tolérer de ne pas l'être tout le temps.

 

  • L'utilité comme tyrannie

Autre dérive : faire de l'utilité une condition d'existence. "Je ne vaux que ce que je produis", "je n'ai le droit d'exister que si je sers à quelque chose". Cette croyance sous-tend le workaholisme, le syndrome du sauveur, l'épuisement professionnel.

On rencontre souvent cette configuration chez des personnalités qui ont intériorisé très tôt qu'elles ne seraient aimées que pour ce qu'elles apportent, pas pour ce qu'elles sont. L'utilité devient alors une monnaie d'échange désespérée contre la reconnaissance et l'amour. Le problème, c'est qu'on ne peut jamais en faire assez. La dette est infinie. L'épuisement guette.

Bergeret parlerait peut-être d'une défense contre l'angoisse abandonnique : "si je suis indispensable, on ne pourra pas me quitter". Mais cette défense est coûteuse. Elle ne laisse aucun répit, aucun espace pour simplement être, sans faire. Elle transforme la vie en performance anxieuse.

 

  • La confusion valeur et fonction

Troisième piège, sociétal celui-là : confondre notre valeur avec notre fonction. Les sociétés productivistes nous poussent dans ce sens. On nous juge à notre CV, notre rendement, notre employabilité. Quand on perd son travail, on dit qu'on "n'a plus rien" - comme si notre emploi épuisait notre identité.

Cette confusion a des conséquences ravageuses. Elle rend insupportable toute période d'inactivité - retraite, maladie, chômage. Elle disqualifie tous ceux qui ne produisent pas selon les critères dominants - personnes handicapées, personnes âgées dépendantes, personnes en situation de précarité. Elle alimente le sentiment d'inutilité et, par extension, la honte et le désespoir.

Or nous ne sommes pas réductibles à notre fonction. Notre valeur en tant qu'êtres humains est inconditionnelle, elle ne dépend pas de notre productivité. Distinguer "ce que je fais" et "ce que je suis" est une nécessité psychique. On peut perdre sa fonction sans perdre sa valeur. On peut être utile de mille manières qui ne passent pas par l'utilité économique.

 

  • Les limites objectives

Dernier point, crucial : ne pas nier les déterminismes et les limites objectives. Tout le monde ne dispose pas des mêmes ressources pour développer son agentivité. Une personne en dépression sévère, par exemple, n'a tout simplement pas l'énergie psychique disponible pour s'engager dans l'action. Lui dire "il suffit d'agir pour aller mieux" relève du déni cruel.

De même, les contextes sociaux, économiques, les discriminations, les handicaps, les traumatismes créent des obstacles réels à l'agentivité. On ne peut pas ignorer ces réalités au nom d'un optimisme béat. L'agentivité n'est pas que affaire de volonté individuelle, elle dépend aussi des possibilités objectives qu'offre l'environnement.

Reconnaître ces limites n'est pas du fatalisme, c'est de la lucidité. Cela permet d'ajuster nos attentes, de chercher des marges de manœuvre réalistes, et d'éviter la culpabilisation toxique de ceux qui ne parviennent pas à "se sentir utiles" parce que leur contexte de vie ne le permet tout simplement pas.

 

Comment cultiver un sentiment d'utilité sain

Passons maintenant à la dimension pratique. Comment développer un sentiment d'utilité qui nourrisse sans dévorer, qui structure sans rigidifier ?

  • Commencer petit : les micro-actions

L'erreur courante est de viser trop grand : "je vais sauver le monde", "je vais révolutionner mon entreprise". Ces projets grandioses échouent souvent et renforcent le sentiment d'impuissance. Bandura insiste sur l'importance des expériences de maîtrise progressives.

Commencez par des actions minuscules dont vous pouvez constater les effets rapidement. Préparer un repas équilibré et le savourer. Ranger un espace qui était en désordre. Répondre attentivement à un message d'un proche. Arroser une plante. Réparer un objet cassé. Ces micro-actions produisent des effets mesurables, immédiats, tangibles.

L'accumulation de ces petites expériences de maîtrise reconstruit peu à peu le sentiment d'efficacité. C'est comme un muscle atrophié qu'on réhabilite doucement. On commence par soulever des poids légers avant d'augmenter progressivement la charge. L'utilité se cultive de même : par petites touches, jour après jour.

 

  • Diversifier les sources

Ne mettez pas tous vos œufs dans le même panier. Si toute votre utilité repose sur votre travail, que se passe-t-il en cas de licenciement, de retraite, de burnout ? Si elle repose exclusivement sur votre rôle parental, que se passe-t-il quand les enfants partent ?

Diversifiez vos domaines d'investissement : travail, famille, activités associatives, créations personnelles, transmissions de compétences, engagement citoyen, soin à l'environnement, pratiques artistiques ou manuelles... Plus vos sources d'utilité sont variées, plus vous êtes résilient face aux aléas de la vie.

Cette diversification a un autre avantage : elle permet de nourrir différentes dimensions de votre identité. Vous n'êtes pas seulement un professionnel, un parent, un ami. Vous êtes tout cela à la fois, et chaque rôle peut être investi de manière utile.

 

  • Accepter l'imperfection

L'utilité relative vaut mieux que l'inutilité absolue. Vous n'avez pas besoin de changer le monde, de guérir tous les maux, de résoudre toutes les souffrances pour vous sentir légitimement utile. Faire un petit pas dans la bonne direction, c'est déjà beaucoup.

Cette acceptation de l'imperfection protège du découragement. Beaucoup de personnes abandonnent leurs projets utiles parce qu'elles constatent que leur action ne règle pas tout. Mais c'est un critère absurde. Personne n'a ce pouvoir. Ce qui compte, c'est l'orientation, le mouvement, la contribution modeste mais réelle.

Un exemple clinique : une patiente dépressive se reprochait de ne pas être "assez présente" pour ses amis. En thérapie, nous avons redéfini ce qu'était une présence suffisamment bonne - répondre aux messages quand elle le pouvait, même brièvement. Pas besoin d'être toujours disponible 24h/24. Cette redéfinition réaliste lui a permis de se sentir à nouveau utile dans ses amitiés, au lieu de s'enfermer dans la culpabilité et le retrait.

 

  • Distinguer contrôle et influence

Nous ne contrôlons pas tout, mais nous influençons beaucoup. Cette distinction, popularisée par les thérapies cognitivo-comportementales, est fondamentale pour maintenir un sentiment d'agentivité sain.

Je ne contrôle pas si mon enfant réussira sa vie, mais j'influence ses chances en l'éduquant avec attention. Je ne contrôle pas l'issue d'une crise écologique, mais j'influence marginalement les choses par mes choix quotidiens. Je ne contrôle pas si mon action sera reconnue, mais j'influence la probabilité en communiquant clairement.

Accepter qu'on ne contrôle pas tout évite le sentiment de toute-puissance et la culpabilité démesurée en cas d'échec. Reconnaître qu'on influence quand même maintient l'agentivité et le désir d'agir. C'est un équilibre subtil, mais essentiel.

 

  • Des exemples concrets

Quelles actions concrètes nourrissent le sentiment d'utilité ? Voici une liste non exhaustive, pour stimuler votre réflexion :

  • Transmission de compétences : enseigner quelque chose que vous savez faire, formellement ou informellement. Mentorat, tutorat, partage de savoir-faire.

 

  • Soin aux autres : écouter un proche en difficulté, accompagner une personne âgée, soutenir un collègue. Attention : sans tomber dans le piège du sauveur.

 

  • Engagement associatif ou citoyen : bénévolat, participation à des projets collectifs, implication dans la vie de la cité.

 

  • Création : écrire, dessiner, composer, construire. Toute création laisse une trace dans le monde, produit quelque chose qui n'existait pas.

 

  • Maintien et soin de l'environnement : jardiner, nettoyer un espace public, trier ses déchets, réparer plutôt que jeter. Ces gestes modestes inscrivent notre action dans le réel.

 

  • Travail bien fait : quelle que soit votre profession, la faire avec conscience et compétence. L'utilité ne réside pas nécessairement dans la grandeur de la tâche, mais dans la qualité de l'exécution.

 

  • Cuisiner : préparer des repas sains pour soi et ses proches. Geste humble, quotidien, mais profondément nourricier au sens propre et figuré.

 

  • Écoute active : simplement être présent à l'autre, sans jugement, sans chercher à tout résoudre. C'est une forme d'utilité souvent sous-estimée.

 

L'essentiel est de trouver ce qui résonne avec votre tempérament, vos compétences, vos contraintes. Il n'y a pas d'utilité noble et d'utilité indigne. Toute action qui produit du sens pour vous et un effet positif dans le monde mérite d'être valorisée.

 

  • Le rôle du feedback

Bandura insiste sur l'importance du feedback - ces informations qui nous reviennent sur les effets de nos actions. Sans feedback, impossible de savoir si on est efficace, donc impossible de développer le sentiment d'efficacité.

Cherchez activement ce feedback. Demandez à vos proches, vos collègues, les bénéficiaires de vos actions comment ils perçoivent votre contribution. Pas pour quémander des compliments, mais pour ajuster votre action et en mesurer les effets réels.

Apprenez aussi à vous auto-évaluer de manière réaliste. Qu'ai-je accompli aujourd'hui ? Quel effet cela a-t-il eu ? Tenir un journal peut aider : noter chaque jour trois actions utiles accomplies. Cette pratique simple renforce la conscience de sa propre agentivité.

Attention toutefois à ne pas dépendre exclusivement du feedback externe. Certains environnements sont avares en reconnaissance. Si vous attendez toujours qu'on vous dise que vous êtes utile, vous risquez l'épuisement et la frustration. Il faut aussi développer une capacité à reconnaître soi-même la valeur de ses actions, indépendamment du regard d'autrui.

 

  • Créer des boucles de rétroaction positives

Enfin, pensez systémiquement. Comment créer des situations où votre action utile produit des effets qui, en retour, vous encouragent à continuer ? C'est ce qu'on appelle une boucle de rétroaction positive.

Exemple : vous commencez à jardiner. Vous voyez les plantes pousser grâce à vos soins. Cette croissance visible vous encourage à continuer. Vous apprenez, vous progressez, votre jardin s'embellit. Des voisins vous complimentent. Vous leur donnez des conseils. Ils jardinent à leur tour. Le quartier se végétalise. Vous vous sentez partie prenante d'un mouvement positif. Votre sentiment d'utilité s'approfondit.

Ces boucles vertueuses ne se créent pas toujours spontanément. Parfois, il faut les amorcer consciemment : choisir des actions dont on pourra constater les résultats, s'entourer de personnes qui valorisent le type d'utilité qu'on cherche à déployer, s'inscrire dans des collectifs où l'entraide et la reconnaissance mutuelle sont la norme.

 

L'utilité comme espoir

Revenons à l'intuition initiale : pourquoi le sentiment d'utilité est-il porteur d'espoir ?

Parce que, contrairement à d'autres besoins psychiques fondamentaux - être aimé, être reconnu, être valorisé - qui dépendent largement des autres et échappent en grande partie à notre contrôle, l'agentivité et le sentiment d'utilité relèvent en partie de nous.

On ne peut pas *décider* d'être aimé. On ne peut pas *forcer* les autres à nous reconnaître. Mais on peut *agir* pour se sentir utile. On peut choisir des actions, constater leurs effets, ajuster, recommencer. C'est un domaine où nous disposons d'une marge de manœuvre réelle.

Cette marge de manœuvre est précisément ce qui fonde l'espoir. Pas un espoir naïf du type "tout dépend de moi", mais un espoir réaliste : "je ne suis pas totalement impuissant, je peux faire quelque chose, même modeste, et cela compte".

Face à l'absurde, face à la finitude, face aux multiples sources d'angoisse qui traversent l'existence humaine, l'action utile est une réponse. Elle ne résout pas tout, elle ne supprime pas l'angoisse existentielle, mais elle la rend supportable. Elle donne une direction, un sens, une raison de se lever le matin.

C'est en cela que le sentiment d'utilité est un besoin fondamental : il nous permet de sortir de la position victimaire, de la passivité désespérée, pour retrouver une posture d'agent. Non pas tout-puissant, mais capable. Non pas contrôlant, mais influent. Non pas sauveur du monde, mais contributeur modeste au bien commun.

L'espoir, dans cette perspective, n'est pas l'attente passive que les choses s'arrangent. C'est la conviction active que nous pouvons, à notre échelle, participer à ce que les choses s'arrangent. Ou au moins, à ce qu'elles ne s'arrangent pas trop mal.

Et peut-être, finalement, est-ce là la définition d'une vie réussie : non pas une vie exceptionnelle, admirée, spectaculaire, mais une vie où l'on s'est senti, la plupart du temps, utile à quelque chose ou à quelqu'un. Une vie où l'on a agi plutôt que subi. Une vie où l'on a laissé, ici et là, de petites traces positives.

Ce n'est pas grand-chose, direz-vous. C'est tout, répondrai-je.

 

Cet article n'a pas la prétention d'épuiser la question du sentiment d'utilité, ni de fournir des recettes miracle. Il vise simplement à ouvrir une réflexion sur un besoin psychique trop souvent négligé, et à suggérer quelques pistes praticables. Si une seule idée vous inspire une action, même minuscule, alors cet article aura été utile. Ce qui, vous en conviendrez, serait satisfaisant.

 

Hope

Lire ses équipes sans se tromper

Le 12/10/2025

Le mythe qui coûte cher

Un collaborateur croise les bras pendant que vous présentez vos chiffres hebdomadaires.

Conclusion rapide instinctive : résistance, fermeture, désaccord. Vous notez mentalement de surveiller ce collaborateur.

Sauf qu'il avait froid. Ou mal au dos. Ou c'est sa position naturelle quand il réfléchit intensément, quand il est à l’écoute.

Ce petit exemple résume le problème : nous interprétons la gestuelle comme si elle était une langue univoque, un dictionnaire où chaque geste = une signification. C'est rassurant. C'est aussi faux et ça coûte cher en décisions RH mal fondées, en relations dégradées, en talents perdus.

Les managers lisent du "body language" comme on lisait jadis les horoscopes : on y voit ce qu'on veut y voir. Et puis on agit dessus.

Cet article propose une approche différente. Une qui s'appuie sur la biologie (Darwin), mais qui refuse le déterminisme simpliste. Une qui reconnaît que la gestuelle communique toujours quelque chose, mais que ce "quelque chose" dépend entièrement du contexte relationnel (Watzlawick).

Le résultat ? Vous lirez mieux vos équipes. Mais surtout, vous arrêterez de mal les interpréter.

 

Darwin : ce qu'on sait vraiment de nos gestes

Charles Darwin, dans ses observations sur l'expression des émotions, a établi un point crucial : certains gestes et expressions faciales transcendent les frontières culturelles. Un enfant aveugle-né fait la grimace de dégoût sans jamais avoir vu quelqu'un d'autre le faire. La peur produit les mêmes micro-expressions chez un japonais, un brésilien, un suédois.

Pourquoi ? Parce que l'évolution a gravé certains comportements dans notre neurobiologie. Ces gestes servaient à la survie : se faire petit quand on a peur, montrer les dents en agressivité, se détendre quand le danger passe.

Ce que cela signifie pour vous, manager :

Il existe des indicateurs biologiquement fondés de l'état émotionnel. Un collaborateur en stress chronique va présenter des patterns observables : tension dans les épaules, respiration courte, micro-contractions faciales. Ces signaux ne mentent pas, ils reflètent un état physiologique réel.

Un exemple concret : lors d'une réunion difficile, vous remarquez qu'une collaboratrice évite le contact visuel, se tortille dans sa chaise, a les mains crispées. Ce ne sont pas des "mensonges", c'est son système nerveux qui crie. Elle est en détresse, point. C'est factuel. Et vous devez lui demander pourquoi elle est en tension, qu’est-ce qui la perturbe, l’interroge.

Voici le piège : Darwin montre que ces gestes existent et qu'ils reflètent quelque chose de réel. Mais il ne dit pas ce qu'ils signifient exactement. C'est là que les managers se trompent.

Le même évitement du regard peut être : de la peur, de la honte, de la culpabilité, de la concentration, de l'autisme, de la dépression, ou simplement une préférence culturelle (dans certaines cultures, regarder le chef dans les yeux est irrespectueux).

Darwin nous donne les briques. Pas la maison.

 

Watzlawick : quand le contexte remet tout en question

Paul Watzlawick, en observant les systèmes relationnels, a démontré que la communication n'est jamais une transmission simple d'information. C'est une danse où les deux partenaires créent continuellement le sens, ensemble.

Son premier axiome est implacable : "On ne peut pas ne pas communiquer." Mais cela signifie aussi : on ne peut pas faire de communication hors contexte. Tout geste communique « quelque chose », mais ce « quelque chose » émerge de la situation relationnelle, pas du geste lui-même.

Transposons cela au management.

Le silence en réunion.

Vous posez une question. Un collaborateur reste silencieux. Darwin vous dit : peut-être qu'il réfléchit (respiration calme, posture stable). Ou peut-être qu'il est anxieux (micro-tremblements, regard baissé).

Mais Watzlawick vous pose des questions autrement plus utiles :

- Quelle est sa relation à vous ? Est-ce qu'il a peur de vous ?

- Quel est le contexte ? Y a-t-il déjà eu des représailles contre ceux qui ont parlé ?

- Qui d'autre est dans la salle ? Est-ce qu'il va parler ensuite en privé ?

- Quel est son tempérament ? Certaines personnes pensent à voix haute, d'autres réfléchissent en silence.

Le même silence peut vouloir dire : réflexion profonde, désaccord muet, peur, dépression, introversion, dévalorisation ("mon avis ne compte pas"), ou simplement que la question n'a pas déclenché sa curiosité.

La posture fermée.

Un commercial croise les bras lors d'une confrontation sur ses résultats. Vous pensez : il est sur la défensive, fermé, craint la critique.

Watzlawick demande : qu'avez-vous fait avant qu'il croise les bras ? Lui avez-vous déjà fait des remarques négatives en réunion ? Avez-vous une histoire relationnelle où vous l'avez mis en danger psychologiquement ? Si oui, alors oui, il se ferme—parce que vous avez créé un système où c'est nécessaire.

Mais si c'est son premier jour dans votre équipe et que c'est simplement sa posture naturelle ? Alors vous lisez de l'hostilité là où il n'y a que de la neutralité.

L'engagement apparent.

Une collaboratrice vous regarde droit dans les yeux pendant que vous parlez, opine du chef, prend des notes. Darwin dit : elle est engagée, intéressée. Watzlawick demande : d'où vient ce comportement ? Est-ce qu'elle se sent obligée de faire du spectacle parce que vous êtes son responsable ? Est-ce qu'elle a appris que c'était le comportement attendu pour être inclue au sein de l’équipe ? Ou est-ce qu'elle est réellement intéressée ?

Vous ne pouvez pas le savoir juste en regardant son non-verbal.

Le tempérament change la lecture

René Le Senne a proposé que les individus possèdent des tempéraments constitutifs : sensibilité, réactivité, résonance affective différentes. C'est génétique, c'est stable, et cela influence profondément comment chacun communique non-verbalement.

Un tempérament nerveux (émotif, secondaire chez Le Senne) va gesticuler davantage, parler plus vite, montrer plus de micro-expressions. La même anxiété interne va s'exprimer différemment chez lui que chez un tempérament flegmatique (non-émotif, primaire).

Exemple : Vous avez deux collaborateurs stressés avant une présentation importante.

Le premier (tempérament sanguin/nerveux) : parle vite, se lève et s'assoit, gesticule, change de couleur faciale, demande plusieurs fois si tout va bien.

Le second (tempérament apathique/flegmatique) : parle peu, bouge à peine, expression faciale neutre, semble impassible.

Si vous lisez le non-verbal naïvement, vous pensez : le premier est paniqué, le second est calme. Faux. Tous deux sont stressés. Ils l'expriment juste différemment.

Le manager compétent sait que le même état interne peut produire des gestualités radicalement opposées selon le tempérament. Cela signifie : vous ne pouvez pas utiliser un seul indicateur non-verbal pour conclure quelque chose.

Vous devez construire une baseline pour chaque personne. Comment se comporte-t-elle normalement ? Qu'est-ce qui change quand elle est anxieuse, contente, concentrée ? Puis vous pouvez détecter les écarts.

 

La relation managériale : un système où le non-verbal s'échange

Watzlawick insiste : dans une relation, les deux parties façonnent continuellement le comportement l'une de l'autre. C'est un système.

En management, cela veut dire : votre gestuelle affecte la gestuelle de votre équipe. Ce n'est pas une voie à sens unique.

Si vous entrez dans une réunion les bras croisés, le sourire crispé, regardant à peine votre équipe, vous créez un système où les gens vont se fermer aussi, parce qu’ils croient eux-aussi que les bras croisés sont un signe de fermeture. Vous n'avez pas lu leur fermeture—vous l'avez créée.

Inversement, si vous vous asseyez ouvert, que vous faites contact visuel, que vous vous penchez légèrement en avant quand quelqu'un parle, signe qui montre que vous vous intéressez, vous installez un système où la communication s'ouvre.

Exemple concret : Un manager remarque que son équipe ne parle jamais en réunion. Il conclut : ils sont passifs, démotivés, désengagés. Il intensifie sa critique. L'équipe se ferme davantage.

Watzlawick dirait : c'est un système. Le manager a créé, sans le savoir, un contexte où parler = danger. Peut-être qu'il interrompt. Peut-être qu'il critique celui qui s'exprime. Peut-être qu'il a l'air pressé. Le non-verbal du manager a configuré le système.

Pour casser le cercle, il faut que le manager change « sa » gestuelle en premier. S'il ralentit, s'il crée du silence confortable après ses questions, s'il hoche la tête quand quelqu'un parle, il invite un nouveau système.

C'est Watzlawick pur : on ne change pas le problème en le critiquant, on le change en transformant le système.

Ce que le manager compétent fait réellement

Armé de cette compréhension, voici comment vous devriez procéder.

  • Observez sans juger

Ne confondez pas observation et interprétation. "Il a les épaules tendues" est une observation. "Il est stressé" est une interprétation. "Il est stressé donc il cache quelque chose" est une interprétation sur une interprétation—c'est où les erreurs se reproduisent.

  • Cherchez les patterns, pas les gestes isolés

Un geste seul ne signifie rien. Une succession de comportements, sur du temps, signifie quelque chose. Si un collaborateur est toujours tendu, parle moins, évite les réunions collectives, alors oui, il se passe quelque chose. Mais vous devez le vérifier.

  • Connaissez la baseline individuelle

Comment se comporte normalement cette personne ? Un introverti va paraître "fermé" comparé à un extraverti. Ce n'est pas qu'il est hostile—c'est sa baseline, son comportement habituel.

  • Tenez compte du contexte relationnel

Si vous avez une histoire de confiance avec quelqu'un, vous pouvez interpréter son non-verbal différemment que si vous venez d'être nommé manager. Si la personne vient d'une culture différente, les règles changent.

  • Vérifiez verbalement

C'est le point clé : posez des questions. "Je remarque que tu parles moins depuis quelques jours. Qu'est-ce qui se passe ?" Ne concluez pas, demandez.

Cette simple action transforme l'interprétation en dialogue. Elle crée un système où la communication devient possible.

  • Modifiez votre propre gestuelle intentionnellement

Si vous voulez que votre équipe s'ouvre, commencez par vous ouvrir. Votre non-verbal configure le système relationnel. Utilisez-le comme outil de management.

  • Acceptez l'ambiguïté

Parfois, vous ne saurez pas ce que signifie réellement un geste. C'est OK. C'est même honnête. "Je ne suis pas sûr de comprendre, explique-moi" est plus utile que de faire des hypothèses.

 

Les pièges à éviter

  • Le biais de confirmation : Vous avez décidé que votre collaborateur est paresseux. Maintenant, chaque geste le confirme à vos yeux. S'il regarde son téléphone = preuve de désengagement. S'il parle peu = preuve de manque de motivation. Vous ne voyez que ce qui confirme votre hypothèse. Watzlawick l'appelle la "prédiction qui se réalise" : vous créez par votre comportement ce que vous prédisiez.
  • La projection culturelle : Vous venez d'une culture où regarder le patron dans les yeux signifie respect. Vous interprétez celui qui regarde vers le bas comme manquant de confiance. Mais dans sa culture, c'est l'inverse. Vous vous trompez.
  • L'interprétation clinique : Un collaborateur n'est pas votre patient. Ne diagnostiquez pas. "Tu es déprimé" basé sur un comportement non-verbal est une violation. Vous n'êtes pas qualifié et ce n'est pas votre rôle.
  • Le monologue non-verbal : Vous "lisez" quelqu'un pendant toute une réunion et vous ne lui parlez jamais. Résultat ? Vous avez une version complète construite mentalement, qui n'a aucun rapport avec la réalité. Dialoguez.
  •  

Conclusion : une fenêtre, pas un miroir

La gestuelle communique. Darwin l'a prouvé : c'est enraciné biologiquement. Mais Watzlawick a prouvé qu'on ne peut pas lire la gestuelle en dehors du système relationnel.

En tant que manager, vous n'êtes pas un "lecteur de corps". Vous êtes un observateur humble et curieux. Vous remarquez des patterns. Vous posez des questions. Vous créez un système où la communication verbale et non-verbale peuvent s'aligner.

Cela demande plus d'effort que de lire un "dictionnaire du body language". Mais c'est aussi infiniment plus efficace. Et c'est la seule approche honnête.

Vos collaborateurs ne sont pas des énigmes à déchiffrer. Ce sont des humains complexes, avec des tempéraments différents, des histoires relationnelles avec vous, des contextes culturels propres.

Regardez-les. Observez-les. Mais surtout, parlez-leur.

Les matrices de compatibilité caractérielle sont-elles une impasse ?

Le 05/10/2025

 Précision liminaire

Je pratique une branche de la psychologie - la caractérologie - notamment celle de Le Senne. Mais il faut être clair sur ce qu'elle apporte par rapport aux tests conventionnels de personnalité.

Les tests standardisés (MBTI, Big Five, DISC, etc.) produisent des profils statiques et descriptifs. Ils photographient un état supposé stable, catégorisent, et souvent promettent de prédire les comportements. Leur logique est celle du catalogue : vous êtes ceci, donc vous êtes susceptibles de faire cela.

La caractérologie fonctionne autrement. Elle n'est pas prédictive mais compréhensive.

Elle offre un langage pour saisir les tendances d'une personne – son rapport à l'émotion, à l'action, au temps – non pas pour l'enfermer dans une case, mais pour comprendre comment elle se défend, comment elle entre en relation, comment elle souffre. C'est un outil d'intelligibilité du fonctionnement psychique, pas un verdict.

Surtout, la caractérologie que je pratique n'est jamais isolée du contexte relationnel et systémique. Savoir qu'un sujet est "colérique" ou "sentimental" ne dit rien de sa relation à l'autre tant qu'on n'analyse pas « comment » ces tendances s'actualisent dans l'interaction concrète. C'est une grille de lecture parmi d'autres, pas une vérité finale.

 

L'appel du catalogue

La tentation est compréhensible. Face à un couple en crise ou une équipe dysfonctionnelle, pouvoir consulter une matrice croisant les profils psychologiques pour prédire qui "fonctionne" avec qui procurerait une illusion rassurante de maîtrise. Les tests de personnalité en recrutement, les applications de rencontre basées sur des algorithmes de compatibilité, les conseils conjugaux simplistes oscillant entre "les opposés s'attirent" et "qui se ressemble s'assemble" témoignent de ce fantasme prédictif.

Le marché regorge de ces outils : MBTI, ennéagramme (j’y suis formé moi-même), DISC (j’y suis moi-même certifié), et même des réappropriations sauvages de typologies cliniques comme celle de Le Senne. Tous promettent la même chose : anticiper le fonctionnement relationnel en additionnant des caractéristiques individuelles. C'est séduisant, c'est vendeur, et c'est fondamentalement erroné.

 

Bergeret : la structure se révèle dans le lien

Jean Bergeret nous rappelle que la structure de personnalité n'est pas un objet fixe qu'on "apporterait" dans la relation comme un bagage préexistant. Elle se révèle, se mobilise et se transforme *dans* l'interaction. 

Prenons un exemple : un sujet à fonctionnement obsessionnel ne "sera" pas le même avec un partenaire hystérique qu'avec un autre obsessionnel. Ce n'est pas une simple addition de traits (obsessionnel + hystérique = X). C'est un processus relationnel où chacun convoque chez l'autre certaines défenses, certains modes de fonctionnement plutôt que d'autres.

Avec un partenaire hystérique, l'obsessionnel pourra se rigidifier davantage pour contenir l'émotion débordante de l'autre, ou au contraire découvrir une souplesse insoupçonnée face à la séduction. Avec un autre obsessionnel, il pourra entrer dans une compétition féroce pour le contrôle, ou trouver un confort dans la prévisibilité partagée. Ce qui émerge n'est pas prédictible par une matrice mais par l'analyse du système défensif activé « entre » ces deux personnes-là, dans ce contexte-là.

La personnalité se co-construit dans le lien. Vouloir prédire la relation à partir des individus isolés, c'est comme vouloir prévoir la mélodie en examinant séparément chaque note.

 

Darwin : l'adaptation contextuelle prime

Charles Darwin nous enseigne que la sélection naturelle ne favorise pas « le meilleur » ou le plus « fort » en absolu, mais l'adéquation au milieu. Transposé aux relations humaines : il n'existe pas de combinaison caractérielle universellement fonctionnelle.

Un couple formé de deux sujets "colériques" (au sens de Le Senne : émotifs, actifs, primaires) peut être parfaitement adapté dans un contexte d'adversité nécessitant de l'action rapide et de l'intensité – gérer une entreprise en crise, affronter une maladie grave, traverser une période d'instabilité sociale. Le même couple, placé dans un contexte de stabilité et de routine quotidienne, peut devenir dysfonctionnel par surinvestissement énergétique sans exutoire.

Inversement, deux « flegmatiques » (non-émotifs, actifs, secondaires) excelleront dans la consolidation tranquille d'un projet à long terme mais risquent l'enlisement face à une urgence requérant réactivité émotionnelle.

L'environnement – matériel, social, temporel – détermine quelle configuration relationnelle sera adaptative. Une matrice de compatibilité fige ce qui est par nature évolutif et contextuel. Elle présuppose un essentialisme des caractères là où règne le mouvement adaptatif.

 

Watzlawick : la circularité contre la causalité linéaire

Paul Watzlawick et l'école de Palo Alto démolissent définitivement l'idée qu'on pourrait prédire une interaction en additionnant des caractéristiques individuelles. Leur apport majeur : substituer la causalité circulaire à la causalité linéaire.

La pensée linéaire dit : "A est dominateur, donc B devient soumis". La pensée circulaire dit : "A et B co-créent un pattern complémentaire de domination/soumission, chacun renforçant le comportement de l'autre dans une boucle sans origine assignable". Qui a commencé ? Question absurde. Le système interactionnel précède les positions individuelles.

Les patterns relationnels – complémentaires (différence acceptée) ou symétriques (égalité revendiquée) – émergent de l'interaction. Ils ne préexistent pas dans les "caractères" des protagonistes. Un même individu développera des patterns radicalement différents selon son interlocuteur et le contexte communicationnel.

Le paradoxe devient alors évident : chercher LA bonne combinaison de profils empêche précisément de voir COMMENT fonctionne le système relationnel réel. On cherche la cause dans les individus alors qu'elle réside dans la structure de leur interaction.

Vouloir établir une matrice de compatibilité, c'est comme vouloir prédire une partie d'échecs en examinant séparément les pièces blanches et noires, sans considérer le jeu lui-même.

 

Implications pratiques

En thérapie conjugale

Le couple qui consulte en disant "nous ne sommes pas compatibles" exprime souvent un renoncement à comprendre ce qui se joue entre eux. Le travail thérapeutique consiste alors à déplacer la question : non pas "sommes-nous faits l'un pour l'autre ?" mais "que jouons-nous ensemble et pouvons-nous jouer autrement ?"

Explorer les patterns circulaires, identifier les double-liens, mettre au jour les bénéfices secondaires des dysfonctionnements : voilà le travail clinique. Une matrice de compatibilité court-circuite cette élaboration en offrant un verdict pseudo-scientifique là où il faudrait une analyse.

 

En intervention systémique (équipes, organisations)

En contexte professionnel, l'illusion est encore plus prégnante. Les outils RH promettent de composer "l'équipe idéale" en croisant des profils. Résultat : on constitue des groupes sur le papier harmonieux qui dysfonctionnent dans la réalité, parce que personne n'a pensé à la régulation systémique nécessaire.

Une équipe n'est pas une collection d'individus mais un système avec ses règles implicites, ses coalitions, ses boucs émissaires, ses non-dits. La vraie question n'est pas "qui avec qui ?" mais "quelles régulations mettre en place pour que la diversité devienne ressource plutôt que handicap ?"

Un sujet à structure limite peut être toxique dans une équipe sans cadre, et précieux dans une équipe fortement structurée où son intensité émotionnelle apporte du liant. Un obsessionnel sera paralysant dans un contexte exigeant de la réactivité, et salvateur dans un projet nécessitant rigueur et anticipation.

 

Conclusion : de la carte au territoire

Les outils typologiques – que ce soit Le Senne, le Big Five, le MBTI ou tout autre système classificatoire – ont leur utilité comme « cartes heuristiques » pour penser. Ils permettent de nommer, de différencier, de conceptualiser des tendances caractérielles. Ce sont des instruments d'intelligibilité, pas des GPS prédictifs.

L'erreur catastrophique consiste à les transformer en matrices de compatibilité, c'est-à-dire en instruments prédictifs d'appareillage relationnel. C'est confondre la carte avec le territoire, le concept avec le réel, la typologie avec la clinique.

La vraie expertise du praticien – thérapeute, coach, consultant – ne réside pas dans la maîtrise d'un catalogue de profils, mais dans sa capacité à analyser finement ce qui se joue « ici et maintenant » entre CES personnes-là, dans CE contexte-là. C'est plus exigeant intellectuellement, plus inconfortable pour le praticien/consultant et pour le patient ou client, mais c'est la seule voie cliniquement honnête.

 

Puzzle

La disparition de l’altérité.

Le 27/09/2025

Pourquoi il devient si difficile d’échanger ?

Échanger, dialoguer, confronter ses idées : ces gestes qui paraissaient naturels sont aujourd’hui devenus complexes, parfois impossibles. La discussion se transforme en succession de monologues, chacun cherchant à convaincre plutôt qu’à comprendre, à imposer sa vérité plutôt qu’à risquer d’être transformé par celle de l’autre. Cette difficulté n’est pas anecdotique : elle dit quelque chose de profond sur notre rapport à l’altérité, sur la manière dont nous supportons – ou refusons – la contradiction.

 

La logique du miroir

Nos sociétés modernes, hyperconnectées, ont démultiplié les occasions de communication. Pourtant, jamais l’impression d’un véritable dialogue n’a semblé aussi fragile. Les réseaux sociaux, censés nous relier, agissent souvent comme des miroirs déformants : on ne rencontre pas l’autre, mais une version de soi-même validée, confortée ou caricaturée.

Dans ces espaces numériques, l’algorithme favorise la confirmation plutôt que la contradiction. L’échange devient une recherche de validation narcissique, où l’autre n’existe plus comme sujet autonome mais comme prolongement ou menace. La conversation se réduit à un « like » ou à un affrontement polarisé, sans nuance ni effort dialectique.

 

Qu’est-ce que l’altérité ?

Reconnaître l’altérité, c’est accepter que l’autre existe dans sa différence irréductible, avec ses arguments, ses affects et sa logique propres. C’est se laisser déplacer, se voir obligé de questionner sa propre certitude. Freud parlait du « travail de civilisation » : supporter que son désir ne soit pas absolu, que la réalité et autrui imposent une limite.

Psychologiquement, cela demande une tolérance à la frustration, une capacité à ne pas réduire l’autre à une menace pour l’ego. L’altérité oblige à reconnaître que la vérité n’est pas possession privée, mais processus partagé. Elle est donc un exercice d’humilité et d’ouverture, profondément exigeant pour le psychisme.

 

La place de l’erreur dans l’échange

Admettre l’altérité, c’est aussi accepter l’idée que l’on puisse se tromper. Se tromper dans une argumentation, reconnaître une faille dans son raisonnement ou découvrir que l’autre a raison sur un point, ce n’est pas une défaite mais un apprentissage.

Or, dans un contexte où l’image de soi est fragile et surexposée, l’erreur est vécue comme une humiliation. Reconnaître « je me suis trompé » est risqué, car cela suppose de faire confiance à l’autre : confiance qu’il ne nous rejette pas, qu’il ne transforme pas cette vulnérabilité en arme de disqualification.

Accepter son erreur, c’est donc aussi réhabiliter la valeur du doute et la dignité du tâtonnement. C’est reconnaître que la vérité se construit par essais et rectifications, et que la confrontation avec l’autre nous offre une occasion de progresser plutôt qu’un terrain de disqualification.

 

Les résistances caractérologiques

Du point de vue de la caractérologie de René Le Senne, chacun réagit à l’altérité selon son profil :

Le caractère émotif et instable vit la contradiction comme une agression, y répond avec colère, susceptibilité, fuite ou surenchère émotionnelle.

Le caractère rigide et non émotif se ferme à toute remise en question, opposant une muraille rationnelle ou morale infranchissable.

Les caractères expansifs cherchent à dominer la discussion, transformant l’échange en démonstration de force.

Les caractères introvertis se replient, refusant le conflit au prix de l’absence de dialogue réel.

Ainsi, chaque type de personnalité montre ses défenses particulières contre le danger que représente la différence de l’autre. Mais toutes convergent vers une difficulté croissante à laisser place à la véritable confrontation constructive.

 

Les conséquences sociales

La disparition progressive de l’altérité a des effets multiples :

Rigidification des identités : chacun s’enferme dans son camp, son groupe de pensée, son « biais de confirmation ».

Appauvrissement de la pensée : sans contradiction, la réflexion s’éteint dans le confort de l’évidence.

Radicalisation des positions : l’absence de dialogue nourrit l’extrême, puisqu’on ne rencontre plus que des caricatures de l’autre camp.

Fragilisation du lien social : si discuter devient impossible, vivre ensemble se réduit à cohabiter dans des bulles hermétiques.

Au fond, c’est le collectif qui s’érode : une société sans altérité est une société sans véritable débat, donc sans transformation possible.

 

Réapprendre à dialoguer

Sortir de cette impasse suppose de réhabiliter le doute et la dialectique. Cela demande d’accepter que la contradiction ne soit pas une attaque, mais une chance de penser autrement. La philosophie comme la psychanalyse rappellent que c’est dans le frottement, parfois douloureux, des idées et des désirs, que se construit la vérité humaine.

Réapprendre à dialoguer, ce n’est pas chercher l’harmonie immédiate, mais reconnaître la fécondité du conflit bien mené. C’est aussi valoriser le droit à l’erreur : pouvoir se tromper sans honte, et accueillir la remise en question comme une expérience d’apprentissage partagé.

L’altérité est ce qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à grandir en rencontrant ce qui nous résiste. Sa disparition n’est pas seulement un appauvrissement du langage : c’est une mutilation du rapport humain.

 

Gossip

Le masque social, entre idéalisation et confiance en soi

Le 20/09/2025

Dans un monde saturé d’images et d’attentes sociales, chacun d’entre nous apprend à porter un masque. Ce masque social n’est pas seulement un artifice : il est une construction psychologique et comportementale, un outil d’adaptation, mais aussi une source de tensions. Lorsqu’il se combine avec l’idéalisation de soi et la quête de confiance, il révèle des mécanismes profonds de notre psychisme, de notre caractère et de notre histoire évolutive.

Le masque social : une nécessité psychologique

Freud distinguait deux pôles fondamentaux : le Moi idéal, qui représente l’image valorisée de soi que l’on désire atteindre, et l’Idéal du Moi, qui correspond aux exigences et normes intériorisées. Le masque social oscille entre ces deux dimensions : il nous permet de répondre aux attentes d’autrui tout en cherchant à nous rapprocher de l’image que nous aimerions donner.

En pratique, ce masque est nécessaire. Sans lui, il serait impossible de vivre en société. Nous ajustons notre langage, nos comportements, nos émotions selon le contexte — un entretien professionnel, un dîner de famille, une rencontre amoureuse. Mais cette adaptation permanente peut devenir un poids lorsque l’écart entre le « vrai moi » et le masque devient trop important.

La perspective caractérologique : qui porte quel masque ?

René Le Senne montrait que notre caractère détermine en partie la façon dont nous gérons ce décalage.

L’émotif-secondaire (sensible, introverti, souvent anxieux) vit le masque comme une aliénation : il a le sentiment de trahir son authenticité, ce qui nourrit une culpabilité ou une inhibition sociale.

Le non-émotif-primaire (adaptable, pragmatique, peu enclin à l’introspection) se sert du masque comme d’un outil. Pour lui, l’authenticité n’est pas une valeur centrale, seule compte l’efficacité.

L’actif-émotif (battant, énergique, passionné) idéalise volontiers son image pour séduire, convaincre, rallier les autres à ses projets. Ici, le masque devient un prolongement du moi.

L’inactif-secondaire (réfléchi, réservé, centré sur la continuité) privilégie la cohérence et peut refuser d’endosser des rôles sociaux trop éloignés de son être profond.

Ainsi, le masque social n’est pas vécu de la même manière selon les structures caractérielles : pour certains il est protecteur, pour d’autres oppressant.

L’idéalisation de soi et de ses performances : un héritage évolutif

Darwin avait déjà noté l’importance des comportements de parade et de séduction dans le monde animal. L’humain n’y échappe pas. Dans nos sociétés, l’idéalisation de soi — se présenter plus compétent, plus séduisant, plus fort qu’on ne l’est réellement — est une stratégie ancestrale. Elle servait autrefois à assurer la survie et la reproduction ; aujourd’hui, elle alimente la compétition sociale et professionnelle.

Les réseaux sociaux amplifient cette logique. La mise en scène permanente des réussites crée une pression de performance qui pousse à surjouer son image. On ne se contente plus de porter un masque : on vit dans un théâtre permanent, où la valeur perçue l’emporte souvent sur la réalité vécue.

Mais cette idéalisation a un coût psychique. Plus l’écart est grand entre l’image projetée et l’expérience intime, plus surgissent anxiété, sentiment d’imposture et perte de sens.

La confiance en soi : entre façade et solidité intérieure

La confiance en soi semble souvent confondue avec l’assurance affichée. Or, dans une lecture comportementale, elle ne résulte pas du masque ni de l’idéalisation, mais de l’expérience. C’est en affrontant des situations, en réussissant ou en échouant puis en ajustant, que l’individu construit une sécurité intérieure.

La caractérologie éclaire ici un point essentiel : certains tempéraments s’appuient davantage sur l’expérience vécue (les actifs, les primaires), d’autres sur la réflexion et l’intégration des normes (les secondaires, les émotifs). La confiance se bâtit différemment : soit par l’action répétée et la maîtrise progressive, soit par la consolidation intérieure et la cohérence avec ses valeurs.

Du point de vue évolutionniste, la confiance en soi est un signal honnête. Un individu sûr de lui attire la coopération, inspire le respect, augmente ses chances de survie et de reproduction. Mais l’évolution a aussi favorisé le bluff : feindre la confiance peut suffire à obtenir un avantage. C’est cette dualité qui explique nos ambiguïtés actuelles.

Le paradoxe moderne

Nous vivons dans une société où le masque social est indispensable, où l’idéalisation est encouragée, mais où chacun recherche la confiance véritable. Le paradoxe est le suivant :

Le masque social protège, mais enferme si on ne sait pas s’en défaire.

L’idéalisation séduit, mais crée un gouffre intérieur si elle devient excessive.

La confiance en soi se développe lorsque l’individu parvient à intégrer ces deux dimensions sans s’y réduire.

En d’autres termes, la confiance naît lorsque l’on accepte ses limites, que l’on reconnaît ses échecs et que l’on trouve un équilibre entre rôle social et authenticité.

Conclusion : un équilibre à inventer

Le masque social est un héritage évolutif et une nécessité sociale. L’idéalisation de soi est une stratégie de séduction, mais elle devient toxique si elle écrase l’expérience vécue. La confiance véritable ne surgit que lorsqu’on cesse de dépendre du masque pour se sentir exister.

Dans cette lecture croisée, Freud rappelle la tension entre le moi et ses idéaux, Le Senne montre que notre caractère détermine notre rapport au masque, et Darwin explique pourquoi nous avons besoin d’impressionner nos semblables. Mais c’est l’articulation de ces trois approches qui nous permet de comprendre ce paradoxe : être authentiquement soi, c’est savoir jouer le jeu social sans jamais s’y perdre.

L’individualité au cœur du collectif : quand la singularité renforce le groupe

Le 18/09/2025

Appartenir à un groupe, c’est répondre à un besoin humain fondamental. Le groupe apporte sécurité, reconnaissance sociale, sentiment d’appartenance. Mais dans cette appartenance se cache une tension : comment préserver ce qui fait de nous un être unique sans être écrasé par la masse ? Comment conjuguer le « nous » et le « je » sans que l’un ne dissolve l’autre ?

L’exemple d’un escadron de gendarmerie mobile illustre parfaitement ce dilemme. Derrière l’uniforme, derrière la hiérarchie, derrière la discipline indispensable, se trouvent des individus : chacun avec son histoire, ses forces, ses fragilités, son tempérament. L’escadron est un corps, mais composé d’âmes singulières. La question n’est pas seulement de maintenir l’ordre collectif, mais de reconnaître que cette individualité est aussi une richesse pour le groupe.

L’individualité comme ressource personnelle

Être reconnu dans sa singularité est un moteur puissant de confiance en soi. La psychologie comportementale comme la psychanalyse l’ont montré : l’individu ne se contente pas d’exister par ses actes, il cherche à être vu, reconnu, valorisé. Freud parlait du besoin de reconnaissance symbolique, sans lequel le sujet risque de se sentir aliéné, réduit à un rôle mécanique.

Dans un escadron, si le gendarme est perçu uniquement comme une fonction interchangeable, il peut finir par se désengager, se replier ou développer des comportements défensifs. À l’inverse, lorsqu’il est valorisé pour ses compétences propres – sa capacité à garder son calme, son sens de l’analyse, sa réactivité – il nourrit sa confiance en lui. Ce sentiment d’exister en tant que personne, et non comme simple rouage, donne de la profondeur à son engagement.

Quand la singularité sert le collectif

La richesse d’un groupe ne réside pas dans l’uniformité, mais dans l’articulation des différences. Chaque individu apporte une couleur, une nuance, une manière particulière de réagir. Dans une unité de gendarmerie, certains ont une grande force physique, d’autres un flair particulier pour anticiper les mouvements de foule, d’autres encore une capacité relationnelle pour désamorcer une situation tendue.

En termes comportementaux, on pourrait dire que le groupe bénéficie d’un « répertoire d’actions » plus vaste lorsque la singularité de chacun est reconnue. L’homogénéité stricte sécurise, mais l’hétérogénéité rend résilient. Dans un contexte d’incertitude ou de crise, c’est la diversité des ressources individuelles qui permet au collectif de s’adapter, d’innover, de tenir dans la durée.

La reconnaissance mutuelle comme ciment

La valeur de l’individualité ne se joue pas uniquement dans la hiérarchie ou la reconnaissance institutionnelle. Elle se tisse surtout dans les relations de pairs. Être reconnu par ses collègues pour ses qualités singulières renforce la cohésion et nourrit le sentiment d’utilité. Dans ce processus, le regard de l’autre agit comme un miroir : il me renvoie à la fois mon appartenance au groupe et ma valeur unique.

À l’inverse, lorsqu’un individu est réduit à une fonction standardisée, il peut se sentir invisible, interchangeable. Cela crée parfois une perte de motivation, voire une résistance passive. Dans le pire des cas, une absence de reconnaissance ouvre la porte à des tensions, à de la rivalité ou à du repli.

Un équilibre délicat mais vital

L’idéal n’est pas un culte de l’individualisme où chacun tire dans son sens, ni une dissolution de la personne dans le collectif. L’équilibre se situe dans une double dynamique :

– Le collectif donne un cadre, une direction, un sens commun.

– L’individu enrichit ce cadre par sa singularité, sa créativité, son engagement.

L’uniforme n’efface pas la personne, il lui permet de se mettre au service du groupe en portant ses forces propres. C’est cette articulation subtile qui fait la solidité d’une unité, sa capacité à tenir face aux épreuves.

La force d’un groupe, c’est la singularité de ses membres

Un escadron de gendarmerie mobile, vu de l’extérieur, semble un bloc homogène. Mais sa véritable force réside dans l’intégration harmonieuse des individualités qui le composent. Reconnaître et valoriser cette singularité n’affaiblit pas l’unité, au contraire : cela la rend plus humaine, plus adaptable, plus forte.

La force d’un groupe ne vient pas seulement de son unité, mais de la manière dont il reconnaît et intègre la singularité de chacun de ses membres. Car derrière chaque uniforme, il y a une personne à part entière, et c’est cette personne qui, par sa confiance en elle, nourrit la cohésion et la puissance du collectif.

 

Gendarmes mobiles

Affaire Daval : trajectoire d'un meurtrier

Le 04/09/2025

L’affaire Daval a bouleversé la France par son paradoxe : celui du « gendre idéal » devenu meurtrier. Comment comprendre ce basculement ? La seule explication rationnelle ne peut se réduire à la jalousie, à une dispute ou au hasard tragique d’une soirée. Pour éclairer ce drame, il faut se tourner vers la caractérologie de René Le Senne, et plus particulièrement vers le type émotif – non actif – secondaire (EnAS).

Ce profil de caractère, bien identifié, est prédisposé à accumuler les tensions intérieures jusqu’au moment où la soupape cède. Jonathann Daval en incarne une illustration clinique.

Un terrain psychologique fragile

L’émotif vit tout intensément. Ses expériences, ses relations, ses échecs comme ses réussites, prennent une dimension disproportionnée. Daval apparaît, dès son adolescence, comme un garçon timide, introverti, manquant de confiance en lui. L’émotivité, sans l’activité qui permet de la transformer en action constructive, devient un poids.

Or, chez le non-actif, les conflits ne se règlent pas dans l’affrontement ou le dialogue. Ils s’intériorisent, se ruminent, fermentent. À cela s’ajoute la secondarité, c’est-à-dire la tendance à ressasser les blessures et à entretenir les rancunes. Dans le cas de Daval, cela se traduit par des années de frustrations silencieuses, soigneusement contenues derrière un masque d’effacement.

L’idéalisation comme refuge

Rencontrer Alexia au lycée fut pour lui une planche de salut narcissique. Elle était plus vive, plus affirmée, plus énergique. En la choisissant, il s’offrait une identité par procuration : « elle a changé ma vie », disait-il. En réalité, il s’est installé dans une relation asymétrique : elle comme moteur, lui comme suiveur.

L’idéalisation d’Alexia lui évitait la confrontation avec son propre vide intérieur. Mais idéaliser, c’est aussi se condamner : si l’objet aimé s’éloigne, c’est tout l’édifice psychique qui s’effondre. Or, leur couple traversait une crise majeure : disputes répétées, difficulté à concevoir un enfant, déséquilibre des places. L’homme effacé voyait poindre le risque ultime : être abandonné, se retrouver nu, sans femme, sans foyer, sans identité.

La cocotte-minute caractérologique

Un profil EnAS fonctionne comme une cocotte-minute émotionnelle. Chaque reproche, chaque humiliation, chaque conflit non exprimé s’ajoute dans le réservoir. Rien ne sort, tout se dépose dans les couches profondes de la mémoire affective. La secondarité maintient vivace ces blessures, la non-activité empêche de les sublimer, et l’émotivité leur donne une intensité presque insupportable.

Le soir du meurtre, la dispute fut « la dispute de trop ». Les mots d’Alexia, ses reproches, ont rouvert des années de blessures enfouies. Jonathann lui-même l’a reconnu à l’audience : « Tout est ressorti, ces années de colère, tout ce que j’ai emmagasiné… »

Il ne s’agit pas d’une explosion « soudaine » au sens strict. Le terrain était préparé depuis longtemps. La rupture, impossible à concevoir pour lui, équivalait psychiquement à une annihilation. Le passage à l’acte fut alors l’expression ultime d’un effondrement du Moi incapable de contenir davantage la pression.

Le meurtre comme fausse solution

Étrangler Alexia n’était pas un projet, mais une issue brutale à un conflit intérieur insoluble. Il voulait « qu’elle se taise », disait-il. Derrière cette phrase, on lit le désespoir d’un homme incapable d’affronter la vérité de son couple et de sa propre fragilité. Le meurtre fut une tentative désespérée de faire taire la source de ses tourments internes.

Mais une fois l’acte accompli, l’émotif redevient… émotif. D’où ces larmes, ces signes de tristesse authentique, ce chagrin réel. L’émotif-non actif-secondaire n’est pas un psychopathe froid : c’est un être hypersensible, mais prisonnier de son incapacité à transformer sa sensibilité en confrontation constructive. D’où ce paradoxe : meurtrier et triste à la fois.

Une leçon de caractérologie

L’affaire Daval montre avec une crudité tragique comment certains profils caractérologiques, laissés à eux-mêmes, peuvent devenir dangereux dans un contexte de crise. L’EnAS est vulnérable face à l’accumulation de stress. Tant que le cadre est protecteur, il s’y fond. Mais dès que le cadre menace de se fissurer, le risque d’explosion devient réel.

Comprendre cela n’excuse rien. Cela permet en revanche d’identifier un mécanisme psychologique récurrent : la violence comme débordement de tensions trop longtemps contenues. Daval n’est pas l’incarnation du mal absolu, mais l’illustration tragique d’une structure de caractère fragile, confrontée à une situation de couple destructrice.

Conclusion

Le « gendre idéal » n’a pas tenu. Non parce qu’il était pervers ou manipulateur de bout en bout, mais parce que son profil caractérologique le condamnait à l’échec face à un stress conjugal extrême.

L’émotif-non actif-secondaire peut être tendre, fidèle, attachant. Mais il est aussi celui qui, privé d’espace d’expression, accumule les rancunes silencieuses jusqu’à ce que l’implosion devienne inévitable. L’affaire Daval nous rappelle que la compréhension des structures de caractère n’est pas une spéculation théorique : c’est une grille de lecture indispensable pour prévenir, anticiper et, peut-être, éviter le pire.

 

J daval