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Lire ses équipes sans se tromper

Le 12/10/2025

Le mythe qui coûte cher

Un collaborateur croise les bras pendant que vous présentez vos chiffres hebdomadaires.

Conclusion rapide instinctive : résistance, fermeture, désaccord. Vous notez mentalement de surveiller ce collaborateur.

Sauf qu'il avait froid. Ou mal au dos. Ou c'est sa position naturelle quand il réfléchit intensément, quand il est à l’écoute.

Ce petit exemple résume le problème : nous interprétons la gestuelle comme si elle était une langue univoque, un dictionnaire où chaque geste = une signification. C'est rassurant. C'est aussi faux et ça coûte cher en décisions RH mal fondées, en relations dégradées, en talents perdus.

Les managers lisent du "body language" comme on lisait jadis les horoscopes : on y voit ce qu'on veut y voir. Et puis on agit dessus.

Cet article propose une approche différente. Une qui s'appuie sur la biologie (Darwin), mais qui refuse le déterminisme simpliste. Une qui reconnaît que la gestuelle communique toujours quelque chose, mais que ce "quelque chose" dépend entièrement du contexte relationnel (Watzlawick).

Le résultat ? Vous lirez mieux vos équipes. Mais surtout, vous arrêterez de mal les interpréter.

 

Darwin : ce qu'on sait vraiment de nos gestes

Charles Darwin, dans ses observations sur l'expression des émotions, a établi un point crucial : certains gestes et expressions faciales transcendent les frontières culturelles. Un enfant aveugle-né fait la grimace de dégoût sans jamais avoir vu quelqu'un d'autre le faire. La peur produit les mêmes micro-expressions chez un japonais, un brésilien, un suédois.

Pourquoi ? Parce que l'évolution a gravé certains comportements dans notre neurobiologie. Ces gestes servaient à la survie : se faire petit quand on a peur, montrer les dents en agressivité, se détendre quand le danger passe.

Ce que cela signifie pour vous, manager :

Il existe des indicateurs biologiquement fondés de l'état émotionnel. Un collaborateur en stress chronique va présenter des patterns observables : tension dans les épaules, respiration courte, micro-contractions faciales. Ces signaux ne mentent pas, ils reflètent un état physiologique réel.

Un exemple concret : lors d'une réunion difficile, vous remarquez qu'une collaboratrice évite le contact visuel, se tortille dans sa chaise, a les mains crispées. Ce ne sont pas des "mensonges", c'est son système nerveux qui crie. Elle est en détresse, point. C'est factuel. Et vous devez lui demander pourquoi elle est en tension, qu’est-ce qui la perturbe, l’interroge.

Voici le piège : Darwin montre que ces gestes existent et qu'ils reflètent quelque chose de réel. Mais il ne dit pas ce qu'ils signifient exactement. C'est là que les managers se trompent.

Le même évitement du regard peut être : de la peur, de la honte, de la culpabilité, de la concentration, de l'autisme, de la dépression, ou simplement une préférence culturelle (dans certaines cultures, regarder le chef dans les yeux est irrespectueux).

Darwin nous donne les briques. Pas la maison.

 

Watzlawick : quand le contexte remet tout en question

Paul Watzlawick, en observant les systèmes relationnels, a démontré que la communication n'est jamais une transmission simple d'information. C'est une danse où les deux partenaires créent continuellement le sens, ensemble.

Son premier axiome est implacable : "On ne peut pas ne pas communiquer." Mais cela signifie aussi : on ne peut pas faire de communication hors contexte. Tout geste communique « quelque chose », mais ce « quelque chose » émerge de la situation relationnelle, pas du geste lui-même.

Transposons cela au management.

Le silence en réunion.

Vous posez une question. Un collaborateur reste silencieux. Darwin vous dit : peut-être qu'il réfléchit (respiration calme, posture stable). Ou peut-être qu'il est anxieux (micro-tremblements, regard baissé).

Mais Watzlawick vous pose des questions autrement plus utiles :

- Quelle est sa relation à vous ? Est-ce qu'il a peur de vous ?

- Quel est le contexte ? Y a-t-il déjà eu des représailles contre ceux qui ont parlé ?

- Qui d'autre est dans la salle ? Est-ce qu'il va parler ensuite en privé ?

- Quel est son tempérament ? Certaines personnes pensent à voix haute, d'autres réfléchissent en silence.

Le même silence peut vouloir dire : réflexion profonde, désaccord muet, peur, dépression, introversion, dévalorisation ("mon avis ne compte pas"), ou simplement que la question n'a pas déclenché sa curiosité.

La posture fermée.

Un commercial croise les bras lors d'une confrontation sur ses résultats. Vous pensez : il est sur la défensive, fermé, craint la critique.

Watzlawick demande : qu'avez-vous fait avant qu'il croise les bras ? Lui avez-vous déjà fait des remarques négatives en réunion ? Avez-vous une histoire relationnelle où vous l'avez mis en danger psychologiquement ? Si oui, alors oui, il se ferme—parce que vous avez créé un système où c'est nécessaire.

Mais si c'est son premier jour dans votre équipe et que c'est simplement sa posture naturelle ? Alors vous lisez de l'hostilité là où il n'y a que de la neutralité.

L'engagement apparent.

Une collaboratrice vous regarde droit dans les yeux pendant que vous parlez, opine du chef, prend des notes. Darwin dit : elle est engagée, intéressée. Watzlawick demande : d'où vient ce comportement ? Est-ce qu'elle se sent obligée de faire du spectacle parce que vous êtes son responsable ? Est-ce qu'elle a appris que c'était le comportement attendu pour être inclue au sein de l’équipe ? Ou est-ce qu'elle est réellement intéressée ?

Vous ne pouvez pas le savoir juste en regardant son non-verbal.

Le tempérament change la lecture

René Le Senne a proposé que les individus possèdent des tempéraments constitutifs : sensibilité, réactivité, résonance affective différentes. C'est génétique, c'est stable, et cela influence profondément comment chacun communique non-verbalement.

Un tempérament nerveux (émotif, secondaire chez Le Senne) va gesticuler davantage, parler plus vite, montrer plus de micro-expressions. La même anxiété interne va s'exprimer différemment chez lui que chez un tempérament flegmatique (non-émotif, primaire).

Exemple : Vous avez deux collaborateurs stressés avant une présentation importante.

Le premier (tempérament sanguin/nerveux) : parle vite, se lève et s'assoit, gesticule, change de couleur faciale, demande plusieurs fois si tout va bien.

Le second (tempérament apathique/flegmatique) : parle peu, bouge à peine, expression faciale neutre, semble impassible.

Si vous lisez le non-verbal naïvement, vous pensez : le premier est paniqué, le second est calme. Faux. Tous deux sont stressés. Ils l'expriment juste différemment.

Le manager compétent sait que le même état interne peut produire des gestualités radicalement opposées selon le tempérament. Cela signifie : vous ne pouvez pas utiliser un seul indicateur non-verbal pour conclure quelque chose.

Vous devez construire une baseline pour chaque personne. Comment se comporte-t-elle normalement ? Qu'est-ce qui change quand elle est anxieuse, contente, concentrée ? Puis vous pouvez détecter les écarts.

 

La relation managériale : un système où le non-verbal s'échange

Watzlawick insiste : dans une relation, les deux parties façonnent continuellement le comportement l'une de l'autre. C'est un système.

En management, cela veut dire : votre gestuelle affecte la gestuelle de votre équipe. Ce n'est pas une voie à sens unique.

Si vous entrez dans une réunion les bras croisés, le sourire crispé, regardant à peine votre équipe, vous créez un système où les gens vont se fermer aussi, parce qu’ils croient eux-aussi que les bras croisés sont un signe de fermeture. Vous n'avez pas lu leur fermeture—vous l'avez créée.

Inversement, si vous vous asseyez ouvert, que vous faites contact visuel, que vous vous penchez légèrement en avant quand quelqu'un parle, signe qui montre que vous vous intéressez, vous installez un système où la communication s'ouvre.

Exemple concret : Un manager remarque que son équipe ne parle jamais en réunion. Il conclut : ils sont passifs, démotivés, désengagés. Il intensifie sa critique. L'équipe se ferme davantage.

Watzlawick dirait : c'est un système. Le manager a créé, sans le savoir, un contexte où parler = danger. Peut-être qu'il interrompt. Peut-être qu'il critique celui qui s'exprime. Peut-être qu'il a l'air pressé. Le non-verbal du manager a configuré le système.

Pour casser le cercle, il faut que le manager change « sa » gestuelle en premier. S'il ralentit, s'il crée du silence confortable après ses questions, s'il hoche la tête quand quelqu'un parle, il invite un nouveau système.

C'est Watzlawick pur : on ne change pas le problème en le critiquant, on le change en transformant le système.

Ce que le manager compétent fait réellement

Armé de cette compréhension, voici comment vous devriez procéder.

  • Observez sans juger

Ne confondez pas observation et interprétation. "Il a les épaules tendues" est une observation. "Il est stressé" est une interprétation. "Il est stressé donc il cache quelque chose" est une interprétation sur une interprétation—c'est où les erreurs se reproduisent.

  • Cherchez les patterns, pas les gestes isolés

Un geste seul ne signifie rien. Une succession de comportements, sur du temps, signifie quelque chose. Si un collaborateur est toujours tendu, parle moins, évite les réunions collectives, alors oui, il se passe quelque chose. Mais vous devez le vérifier.

  • Connaissez la baseline individuelle

Comment se comporte normalement cette personne ? Un introverti va paraître "fermé" comparé à un extraverti. Ce n'est pas qu'il est hostile—c'est sa baseline, son comportement habituel.

  • Tenez compte du contexte relationnel

Si vous avez une histoire de confiance avec quelqu'un, vous pouvez interpréter son non-verbal différemment que si vous venez d'être nommé manager. Si la personne vient d'une culture différente, les règles changent.

  • Vérifiez verbalement

C'est le point clé : posez des questions. "Je remarque que tu parles moins depuis quelques jours. Qu'est-ce qui se passe ?" Ne concluez pas, demandez.

Cette simple action transforme l'interprétation en dialogue. Elle crée un système où la communication devient possible.

  • Modifiez votre propre gestuelle intentionnellement

Si vous voulez que votre équipe s'ouvre, commencez par vous ouvrir. Votre non-verbal configure le système relationnel. Utilisez-le comme outil de management.

  • Acceptez l'ambiguïté

Parfois, vous ne saurez pas ce que signifie réellement un geste. C'est OK. C'est même honnête. "Je ne suis pas sûr de comprendre, explique-moi" est plus utile que de faire des hypothèses.

 

Les pièges à éviter

  • Le biais de confirmation : Vous avez décidé que votre collaborateur est paresseux. Maintenant, chaque geste le confirme à vos yeux. S'il regarde son téléphone = preuve de désengagement. S'il parle peu = preuve de manque de motivation. Vous ne voyez que ce qui confirme votre hypothèse. Watzlawick l'appelle la "prédiction qui se réalise" : vous créez par votre comportement ce que vous prédisiez.
  • La projection culturelle : Vous venez d'une culture où regarder le patron dans les yeux signifie respect. Vous interprétez celui qui regarde vers le bas comme manquant de confiance. Mais dans sa culture, c'est l'inverse. Vous vous trompez.
  • L'interprétation clinique : Un collaborateur n'est pas votre patient. Ne diagnostiquez pas. "Tu es déprimé" basé sur un comportement non-verbal est une violation. Vous n'êtes pas qualifié et ce n'est pas votre rôle.
  • Le monologue non-verbal : Vous "lisez" quelqu'un pendant toute une réunion et vous ne lui parlez jamais. Résultat ? Vous avez une version complète construite mentalement, qui n'a aucun rapport avec la réalité. Dialoguez.
  •  

Conclusion : une fenêtre, pas un miroir

La gestuelle communique. Darwin l'a prouvé : c'est enraciné biologiquement. Mais Watzlawick a prouvé qu'on ne peut pas lire la gestuelle en dehors du système relationnel.

En tant que manager, vous n'êtes pas un "lecteur de corps". Vous êtes un observateur humble et curieux. Vous remarquez des patterns. Vous posez des questions. Vous créez un système où la communication verbale et non-verbale peuvent s'aligner.

Cela demande plus d'effort que de lire un "dictionnaire du body language". Mais c'est aussi infiniment plus efficace. Et c'est la seule approche honnête.

Vos collaborateurs ne sont pas des énigmes à déchiffrer. Ce sont des humains complexes, avec des tempéraments différents, des histoires relationnelles avec vous, des contextes culturels propres.

Regardez-les. Observez-les. Mais surtout, parlez-leur.

Les matrices de compatibilité caractérielle sont-elles une impasse ?

Le 05/10/2025

 Précision liminaire

Je pratique une branche de la psychologie - la caractérologie - notamment celle de Le Senne. Mais il faut être clair sur ce qu'elle apporte par rapport aux tests conventionnels de personnalité.

Les tests standardisés (MBTI, Big Five, DISC, etc.) produisent des profils statiques et descriptifs. Ils photographient un état supposé stable, catégorisent, et souvent promettent de prédire les comportements. Leur logique est celle du catalogue : vous êtes ceci, donc vous êtes susceptibles de faire cela.

La caractérologie fonctionne autrement. Elle n'est pas prédictive mais compréhensive.

Elle offre un langage pour saisir les tendances d'une personne – son rapport à l'émotion, à l'action, au temps – non pas pour l'enfermer dans une case, mais pour comprendre comment elle se défend, comment elle entre en relation, comment elle souffre. C'est un outil d'intelligibilité du fonctionnement psychique, pas un verdict.

Surtout, la caractérologie que je pratique n'est jamais isolée du contexte relationnel et systémique. Savoir qu'un sujet est "colérique" ou "sentimental" ne dit rien de sa relation à l'autre tant qu'on n'analyse pas « comment » ces tendances s'actualisent dans l'interaction concrète. C'est une grille de lecture parmi d'autres, pas une vérité finale.

 

L'appel du catalogue

La tentation est compréhensible. Face à un couple en crise ou une équipe dysfonctionnelle, pouvoir consulter une matrice croisant les profils psychologiques pour prédire qui "fonctionne" avec qui procurerait une illusion rassurante de maîtrise. Les tests de personnalité en recrutement, les applications de rencontre basées sur des algorithmes de compatibilité, les conseils conjugaux simplistes oscillant entre "les opposés s'attirent" et "qui se ressemble s'assemble" témoignent de ce fantasme prédictif.

Le marché regorge de ces outils : MBTI, ennéagramme (j’y suis formé moi-même), DISC (j’y suis moi-même certifié), et même des réappropriations sauvages de typologies cliniques comme celle de Le Senne. Tous promettent la même chose : anticiper le fonctionnement relationnel en additionnant des caractéristiques individuelles. C'est séduisant, c'est vendeur, et c'est fondamentalement erroné.

 

Bergeret : la structure se révèle dans le lien

Jean Bergeret nous rappelle que la structure de personnalité n'est pas un objet fixe qu'on "apporterait" dans la relation comme un bagage préexistant. Elle se révèle, se mobilise et se transforme *dans* l'interaction. 

Prenons un exemple : un sujet à fonctionnement obsessionnel ne "sera" pas le même avec un partenaire hystérique qu'avec un autre obsessionnel. Ce n'est pas une simple addition de traits (obsessionnel + hystérique = X). C'est un processus relationnel où chacun convoque chez l'autre certaines défenses, certains modes de fonctionnement plutôt que d'autres.

Avec un partenaire hystérique, l'obsessionnel pourra se rigidifier davantage pour contenir l'émotion débordante de l'autre, ou au contraire découvrir une souplesse insoupçonnée face à la séduction. Avec un autre obsessionnel, il pourra entrer dans une compétition féroce pour le contrôle, ou trouver un confort dans la prévisibilité partagée. Ce qui émerge n'est pas prédictible par une matrice mais par l'analyse du système défensif activé « entre » ces deux personnes-là, dans ce contexte-là.

La personnalité se co-construit dans le lien. Vouloir prédire la relation à partir des individus isolés, c'est comme vouloir prévoir la mélodie en examinant séparément chaque note.

 

Darwin : l'adaptation contextuelle prime

Charles Darwin nous enseigne que la sélection naturelle ne favorise pas « le meilleur » ou le plus « fort » en absolu, mais l'adéquation au milieu. Transposé aux relations humaines : il n'existe pas de combinaison caractérielle universellement fonctionnelle.

Un couple formé de deux sujets "colériques" (au sens de Le Senne : émotifs, actifs, primaires) peut être parfaitement adapté dans un contexte d'adversité nécessitant de l'action rapide et de l'intensité – gérer une entreprise en crise, affronter une maladie grave, traverser une période d'instabilité sociale. Le même couple, placé dans un contexte de stabilité et de routine quotidienne, peut devenir dysfonctionnel par surinvestissement énergétique sans exutoire.

Inversement, deux « flegmatiques » (non-émotifs, actifs, secondaires) excelleront dans la consolidation tranquille d'un projet à long terme mais risquent l'enlisement face à une urgence requérant réactivité émotionnelle.

L'environnement – matériel, social, temporel – détermine quelle configuration relationnelle sera adaptative. Une matrice de compatibilité fige ce qui est par nature évolutif et contextuel. Elle présuppose un essentialisme des caractères là où règne le mouvement adaptatif.

 

Watzlawick : la circularité contre la causalité linéaire

Paul Watzlawick et l'école de Palo Alto démolissent définitivement l'idée qu'on pourrait prédire une interaction en additionnant des caractéristiques individuelles. Leur apport majeur : substituer la causalité circulaire à la causalité linéaire.

La pensée linéaire dit : "A est dominateur, donc B devient soumis". La pensée circulaire dit : "A et B co-créent un pattern complémentaire de domination/soumission, chacun renforçant le comportement de l'autre dans une boucle sans origine assignable". Qui a commencé ? Question absurde. Le système interactionnel précède les positions individuelles.

Les patterns relationnels – complémentaires (différence acceptée) ou symétriques (égalité revendiquée) – émergent de l'interaction. Ils ne préexistent pas dans les "caractères" des protagonistes. Un même individu développera des patterns radicalement différents selon son interlocuteur et le contexte communicationnel.

Le paradoxe devient alors évident : chercher LA bonne combinaison de profils empêche précisément de voir COMMENT fonctionne le système relationnel réel. On cherche la cause dans les individus alors qu'elle réside dans la structure de leur interaction.

Vouloir établir une matrice de compatibilité, c'est comme vouloir prédire une partie d'échecs en examinant séparément les pièces blanches et noires, sans considérer le jeu lui-même.

 

Implications pratiques

En thérapie conjugale

Le couple qui consulte en disant "nous ne sommes pas compatibles" exprime souvent un renoncement à comprendre ce qui se joue entre eux. Le travail thérapeutique consiste alors à déplacer la question : non pas "sommes-nous faits l'un pour l'autre ?" mais "que jouons-nous ensemble et pouvons-nous jouer autrement ?"

Explorer les patterns circulaires, identifier les double-liens, mettre au jour les bénéfices secondaires des dysfonctionnements : voilà le travail clinique. Une matrice de compatibilité court-circuite cette élaboration en offrant un verdict pseudo-scientifique là où il faudrait une analyse.

 

En intervention systémique (équipes, organisations)

En contexte professionnel, l'illusion est encore plus prégnante. Les outils RH promettent de composer "l'équipe idéale" en croisant des profils. Résultat : on constitue des groupes sur le papier harmonieux qui dysfonctionnent dans la réalité, parce que personne n'a pensé à la régulation systémique nécessaire.

Une équipe n'est pas une collection d'individus mais un système avec ses règles implicites, ses coalitions, ses boucs émissaires, ses non-dits. La vraie question n'est pas "qui avec qui ?" mais "quelles régulations mettre en place pour que la diversité devienne ressource plutôt que handicap ?"

Un sujet à structure limite peut être toxique dans une équipe sans cadre, et précieux dans une équipe fortement structurée où son intensité émotionnelle apporte du liant. Un obsessionnel sera paralysant dans un contexte exigeant de la réactivité, et salvateur dans un projet nécessitant rigueur et anticipation.

 

Conclusion : de la carte au territoire

Les outils typologiques – que ce soit Le Senne, le Big Five, le MBTI ou tout autre système classificatoire – ont leur utilité comme « cartes heuristiques » pour penser. Ils permettent de nommer, de différencier, de conceptualiser des tendances caractérielles. Ce sont des instruments d'intelligibilité, pas des GPS prédictifs.

L'erreur catastrophique consiste à les transformer en matrices de compatibilité, c'est-à-dire en instruments prédictifs d'appareillage relationnel. C'est confondre la carte avec le territoire, le concept avec le réel, la typologie avec la clinique.

La vraie expertise du praticien – thérapeute, coach, consultant – ne réside pas dans la maîtrise d'un catalogue de profils, mais dans sa capacité à analyser finement ce qui se joue « ici et maintenant » entre CES personnes-là, dans CE contexte-là. C'est plus exigeant intellectuellement, plus inconfortable pour le praticien/consultant et pour le patient ou client, mais c'est la seule voie cliniquement honnête.

 

Puzzle

La disparition de l’altérité.

Le 27/09/2025

Pourquoi il devient si difficile d’échanger ?

Échanger, dialoguer, confronter ses idées : ces gestes qui paraissaient naturels sont aujourd’hui devenus complexes, parfois impossibles. La discussion se transforme en succession de monologues, chacun cherchant à convaincre plutôt qu’à comprendre, à imposer sa vérité plutôt qu’à risquer d’être transformé par celle de l’autre. Cette difficulté n’est pas anecdotique : elle dit quelque chose de profond sur notre rapport à l’altérité, sur la manière dont nous supportons – ou refusons – la contradiction.

 

La logique du miroir

Nos sociétés modernes, hyperconnectées, ont démultiplié les occasions de communication. Pourtant, jamais l’impression d’un véritable dialogue n’a semblé aussi fragile. Les réseaux sociaux, censés nous relier, agissent souvent comme des miroirs déformants : on ne rencontre pas l’autre, mais une version de soi-même validée, confortée ou caricaturée.

Dans ces espaces numériques, l’algorithme favorise la confirmation plutôt que la contradiction. L’échange devient une recherche de validation narcissique, où l’autre n’existe plus comme sujet autonome mais comme prolongement ou menace. La conversation se réduit à un « like » ou à un affrontement polarisé, sans nuance ni effort dialectique.

 

Qu’est-ce que l’altérité ?

Reconnaître l’altérité, c’est accepter que l’autre existe dans sa différence irréductible, avec ses arguments, ses affects et sa logique propres. C’est se laisser déplacer, se voir obligé de questionner sa propre certitude. Freud parlait du « travail de civilisation » : supporter que son désir ne soit pas absolu, que la réalité et autrui imposent une limite.

Psychologiquement, cela demande une tolérance à la frustration, une capacité à ne pas réduire l’autre à une menace pour l’ego. L’altérité oblige à reconnaître que la vérité n’est pas possession privée, mais processus partagé. Elle est donc un exercice d’humilité et d’ouverture, profondément exigeant pour le psychisme.

 

La place de l’erreur dans l’échange

Admettre l’altérité, c’est aussi accepter l’idée que l’on puisse se tromper. Se tromper dans une argumentation, reconnaître une faille dans son raisonnement ou découvrir que l’autre a raison sur un point, ce n’est pas une défaite mais un apprentissage.

Or, dans un contexte où l’image de soi est fragile et surexposée, l’erreur est vécue comme une humiliation. Reconnaître « je me suis trompé » est risqué, car cela suppose de faire confiance à l’autre : confiance qu’il ne nous rejette pas, qu’il ne transforme pas cette vulnérabilité en arme de disqualification.

Accepter son erreur, c’est donc aussi réhabiliter la valeur du doute et la dignité du tâtonnement. C’est reconnaître que la vérité se construit par essais et rectifications, et que la confrontation avec l’autre nous offre une occasion de progresser plutôt qu’un terrain de disqualification.

 

Les résistances caractérologiques

Du point de vue de la caractérologie de René Le Senne, chacun réagit à l’altérité selon son profil :

Le caractère émotif et instable vit la contradiction comme une agression, y répond avec colère, susceptibilité, fuite ou surenchère émotionnelle.

Le caractère rigide et non émotif se ferme à toute remise en question, opposant une muraille rationnelle ou morale infranchissable.

Les caractères expansifs cherchent à dominer la discussion, transformant l’échange en démonstration de force.

Les caractères introvertis se replient, refusant le conflit au prix de l’absence de dialogue réel.

Ainsi, chaque type de personnalité montre ses défenses particulières contre le danger que représente la différence de l’autre. Mais toutes convergent vers une difficulté croissante à laisser place à la véritable confrontation constructive.

 

Les conséquences sociales

La disparition progressive de l’altérité a des effets multiples :

Rigidification des identités : chacun s’enferme dans son camp, son groupe de pensée, son « biais de confirmation ».

Appauvrissement de la pensée : sans contradiction, la réflexion s’éteint dans le confort de l’évidence.

Radicalisation des positions : l’absence de dialogue nourrit l’extrême, puisqu’on ne rencontre plus que des caricatures de l’autre camp.

Fragilisation du lien social : si discuter devient impossible, vivre ensemble se réduit à cohabiter dans des bulles hermétiques.

Au fond, c’est le collectif qui s’érode : une société sans altérité est une société sans véritable débat, donc sans transformation possible.

 

Réapprendre à dialoguer

Sortir de cette impasse suppose de réhabiliter le doute et la dialectique. Cela demande d’accepter que la contradiction ne soit pas une attaque, mais une chance de penser autrement. La philosophie comme la psychanalyse rappellent que c’est dans le frottement, parfois douloureux, des idées et des désirs, que se construit la vérité humaine.

Réapprendre à dialoguer, ce n’est pas chercher l’harmonie immédiate, mais reconnaître la fécondité du conflit bien mené. C’est aussi valoriser le droit à l’erreur : pouvoir se tromper sans honte, et accueillir la remise en question comme une expérience d’apprentissage partagé.

L’altérité est ce qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à grandir en rencontrant ce qui nous résiste. Sa disparition n’est pas seulement un appauvrissement du langage : c’est une mutilation du rapport humain.

 

Gossip

Le masque social, entre idéalisation et confiance en soi

Le 20/09/2025

Dans un monde saturé d’images et d’attentes sociales, chacun d’entre nous apprend à porter un masque. Ce masque social n’est pas seulement un artifice : il est une construction psychologique et comportementale, un outil d’adaptation, mais aussi une source de tensions. Lorsqu’il se combine avec l’idéalisation de soi et la quête de confiance, il révèle des mécanismes profonds de notre psychisme, de notre caractère et de notre histoire évolutive.

Le masque social : une nécessité psychologique

Freud distinguait deux pôles fondamentaux : le Moi idéal, qui représente l’image valorisée de soi que l’on désire atteindre, et l’Idéal du Moi, qui correspond aux exigences et normes intériorisées. Le masque social oscille entre ces deux dimensions : il nous permet de répondre aux attentes d’autrui tout en cherchant à nous rapprocher de l’image que nous aimerions donner.

En pratique, ce masque est nécessaire. Sans lui, il serait impossible de vivre en société. Nous ajustons notre langage, nos comportements, nos émotions selon le contexte — un entretien professionnel, un dîner de famille, une rencontre amoureuse. Mais cette adaptation permanente peut devenir un poids lorsque l’écart entre le « vrai moi » et le masque devient trop important.

La perspective caractérologique : qui porte quel masque ?

René Le Senne montrait que notre caractère détermine en partie la façon dont nous gérons ce décalage.

L’émotif-secondaire (sensible, introverti, souvent anxieux) vit le masque comme une aliénation : il a le sentiment de trahir son authenticité, ce qui nourrit une culpabilité ou une inhibition sociale.

Le non-émotif-primaire (adaptable, pragmatique, peu enclin à l’introspection) se sert du masque comme d’un outil. Pour lui, l’authenticité n’est pas une valeur centrale, seule compte l’efficacité.

L’actif-émotif (battant, énergique, passionné) idéalise volontiers son image pour séduire, convaincre, rallier les autres à ses projets. Ici, le masque devient un prolongement du moi.

L’inactif-secondaire (réfléchi, réservé, centré sur la continuité) privilégie la cohérence et peut refuser d’endosser des rôles sociaux trop éloignés de son être profond.

Ainsi, le masque social n’est pas vécu de la même manière selon les structures caractérielles : pour certains il est protecteur, pour d’autres oppressant.

L’idéalisation de soi et de ses performances : un héritage évolutif

Darwin avait déjà noté l’importance des comportements de parade et de séduction dans le monde animal. L’humain n’y échappe pas. Dans nos sociétés, l’idéalisation de soi — se présenter plus compétent, plus séduisant, plus fort qu’on ne l’est réellement — est une stratégie ancestrale. Elle servait autrefois à assurer la survie et la reproduction ; aujourd’hui, elle alimente la compétition sociale et professionnelle.

Les réseaux sociaux amplifient cette logique. La mise en scène permanente des réussites crée une pression de performance qui pousse à surjouer son image. On ne se contente plus de porter un masque : on vit dans un théâtre permanent, où la valeur perçue l’emporte souvent sur la réalité vécue.

Mais cette idéalisation a un coût psychique. Plus l’écart est grand entre l’image projetée et l’expérience intime, plus surgissent anxiété, sentiment d’imposture et perte de sens.

La confiance en soi : entre façade et solidité intérieure

La confiance en soi semble souvent confondue avec l’assurance affichée. Or, dans une lecture comportementale, elle ne résulte pas du masque ni de l’idéalisation, mais de l’expérience. C’est en affrontant des situations, en réussissant ou en échouant puis en ajustant, que l’individu construit une sécurité intérieure.

La caractérologie éclaire ici un point essentiel : certains tempéraments s’appuient davantage sur l’expérience vécue (les actifs, les primaires), d’autres sur la réflexion et l’intégration des normes (les secondaires, les émotifs). La confiance se bâtit différemment : soit par l’action répétée et la maîtrise progressive, soit par la consolidation intérieure et la cohérence avec ses valeurs.

Du point de vue évolutionniste, la confiance en soi est un signal honnête. Un individu sûr de lui attire la coopération, inspire le respect, augmente ses chances de survie et de reproduction. Mais l’évolution a aussi favorisé le bluff : feindre la confiance peut suffire à obtenir un avantage. C’est cette dualité qui explique nos ambiguïtés actuelles.

Le paradoxe moderne

Nous vivons dans une société où le masque social est indispensable, où l’idéalisation est encouragée, mais où chacun recherche la confiance véritable. Le paradoxe est le suivant :

Le masque social protège, mais enferme si on ne sait pas s’en défaire.

L’idéalisation séduit, mais crée un gouffre intérieur si elle devient excessive.

La confiance en soi se développe lorsque l’individu parvient à intégrer ces deux dimensions sans s’y réduire.

En d’autres termes, la confiance naît lorsque l’on accepte ses limites, que l’on reconnaît ses échecs et que l’on trouve un équilibre entre rôle social et authenticité.

Conclusion : un équilibre à inventer

Le masque social est un héritage évolutif et une nécessité sociale. L’idéalisation de soi est une stratégie de séduction, mais elle devient toxique si elle écrase l’expérience vécue. La confiance véritable ne surgit que lorsqu’on cesse de dépendre du masque pour se sentir exister.

Dans cette lecture croisée, Freud rappelle la tension entre le moi et ses idéaux, Le Senne montre que notre caractère détermine notre rapport au masque, et Darwin explique pourquoi nous avons besoin d’impressionner nos semblables. Mais c’est l’articulation de ces trois approches qui nous permet de comprendre ce paradoxe : être authentiquement soi, c’est savoir jouer le jeu social sans jamais s’y perdre.

L’individualité au cœur du collectif : quand la singularité renforce le groupe

Le 18/09/2025

Appartenir à un groupe, c’est répondre à un besoin humain fondamental. Le groupe apporte sécurité, reconnaissance sociale, sentiment d’appartenance. Mais dans cette appartenance se cache une tension : comment préserver ce qui fait de nous un être unique sans être écrasé par la masse ? Comment conjuguer le « nous » et le « je » sans que l’un ne dissolve l’autre ?

L’exemple d’un escadron de gendarmerie mobile illustre parfaitement ce dilemme. Derrière l’uniforme, derrière la hiérarchie, derrière la discipline indispensable, se trouvent des individus : chacun avec son histoire, ses forces, ses fragilités, son tempérament. L’escadron est un corps, mais composé d’âmes singulières. La question n’est pas seulement de maintenir l’ordre collectif, mais de reconnaître que cette individualité est aussi une richesse pour le groupe.

L’individualité comme ressource personnelle

Être reconnu dans sa singularité est un moteur puissant de confiance en soi. La psychologie comportementale comme la psychanalyse l’ont montré : l’individu ne se contente pas d’exister par ses actes, il cherche à être vu, reconnu, valorisé. Freud parlait du besoin de reconnaissance symbolique, sans lequel le sujet risque de se sentir aliéné, réduit à un rôle mécanique.

Dans un escadron, si le gendarme est perçu uniquement comme une fonction interchangeable, il peut finir par se désengager, se replier ou développer des comportements défensifs. À l’inverse, lorsqu’il est valorisé pour ses compétences propres – sa capacité à garder son calme, son sens de l’analyse, sa réactivité – il nourrit sa confiance en lui. Ce sentiment d’exister en tant que personne, et non comme simple rouage, donne de la profondeur à son engagement.

Quand la singularité sert le collectif

La richesse d’un groupe ne réside pas dans l’uniformité, mais dans l’articulation des différences. Chaque individu apporte une couleur, une nuance, une manière particulière de réagir. Dans une unité de gendarmerie, certains ont une grande force physique, d’autres un flair particulier pour anticiper les mouvements de foule, d’autres encore une capacité relationnelle pour désamorcer une situation tendue.

En termes comportementaux, on pourrait dire que le groupe bénéficie d’un « répertoire d’actions » plus vaste lorsque la singularité de chacun est reconnue. L’homogénéité stricte sécurise, mais l’hétérogénéité rend résilient. Dans un contexte d’incertitude ou de crise, c’est la diversité des ressources individuelles qui permet au collectif de s’adapter, d’innover, de tenir dans la durée.

La reconnaissance mutuelle comme ciment

La valeur de l’individualité ne se joue pas uniquement dans la hiérarchie ou la reconnaissance institutionnelle. Elle se tisse surtout dans les relations de pairs. Être reconnu par ses collègues pour ses qualités singulières renforce la cohésion et nourrit le sentiment d’utilité. Dans ce processus, le regard de l’autre agit comme un miroir : il me renvoie à la fois mon appartenance au groupe et ma valeur unique.

À l’inverse, lorsqu’un individu est réduit à une fonction standardisée, il peut se sentir invisible, interchangeable. Cela crée parfois une perte de motivation, voire une résistance passive. Dans le pire des cas, une absence de reconnaissance ouvre la porte à des tensions, à de la rivalité ou à du repli.

Un équilibre délicat mais vital

L’idéal n’est pas un culte de l’individualisme où chacun tire dans son sens, ni une dissolution de la personne dans le collectif. L’équilibre se situe dans une double dynamique :

– Le collectif donne un cadre, une direction, un sens commun.

– L’individu enrichit ce cadre par sa singularité, sa créativité, son engagement.

L’uniforme n’efface pas la personne, il lui permet de se mettre au service du groupe en portant ses forces propres. C’est cette articulation subtile qui fait la solidité d’une unité, sa capacité à tenir face aux épreuves.

La force d’un groupe, c’est la singularité de ses membres

Un escadron de gendarmerie mobile, vu de l’extérieur, semble un bloc homogène. Mais sa véritable force réside dans l’intégration harmonieuse des individualités qui le composent. Reconnaître et valoriser cette singularité n’affaiblit pas l’unité, au contraire : cela la rend plus humaine, plus adaptable, plus forte.

La force d’un groupe ne vient pas seulement de son unité, mais de la manière dont il reconnaît et intègre la singularité de chacun de ses membres. Car derrière chaque uniforme, il y a une personne à part entière, et c’est cette personne qui, par sa confiance en elle, nourrit la cohésion et la puissance du collectif.

 

Gendarmes mobiles

Affaire Daval : trajectoire d'un meurtrier

Le 04/09/2025

L’affaire Daval a bouleversé la France par son paradoxe : celui du « gendre idéal » devenu meurtrier. Comment comprendre ce basculement ? La seule explication rationnelle ne peut se réduire à la jalousie, à une dispute ou au hasard tragique d’une soirée. Pour éclairer ce drame, il faut se tourner vers la caractérologie de René Le Senne, et plus particulièrement vers le type émotif – non actif – secondaire (EnAS).

Ce profil de caractère, bien identifié, est prédisposé à accumuler les tensions intérieures jusqu’au moment où la soupape cède. Jonathann Daval en incarne une illustration clinique.

Un terrain psychologique fragile

L’émotif vit tout intensément. Ses expériences, ses relations, ses échecs comme ses réussites, prennent une dimension disproportionnée. Daval apparaît, dès son adolescence, comme un garçon timide, introverti, manquant de confiance en lui. L’émotivité, sans l’activité qui permet de la transformer en action constructive, devient un poids.

Or, chez le non-actif, les conflits ne se règlent pas dans l’affrontement ou le dialogue. Ils s’intériorisent, se ruminent, fermentent. À cela s’ajoute la secondarité, c’est-à-dire la tendance à ressasser les blessures et à entretenir les rancunes. Dans le cas de Daval, cela se traduit par des années de frustrations silencieuses, soigneusement contenues derrière un masque d’effacement.

L’idéalisation comme refuge

Rencontrer Alexia au lycée fut pour lui une planche de salut narcissique. Elle était plus vive, plus affirmée, plus énergique. En la choisissant, il s’offrait une identité par procuration : « elle a changé ma vie », disait-il. En réalité, il s’est installé dans une relation asymétrique : elle comme moteur, lui comme suiveur.

L’idéalisation d’Alexia lui évitait la confrontation avec son propre vide intérieur. Mais idéaliser, c’est aussi se condamner : si l’objet aimé s’éloigne, c’est tout l’édifice psychique qui s’effondre. Or, leur couple traversait une crise majeure : disputes répétées, difficulté à concevoir un enfant, déséquilibre des places. L’homme effacé voyait poindre le risque ultime : être abandonné, se retrouver nu, sans femme, sans foyer, sans identité.

La cocotte-minute caractérologique

Un profil EnAS fonctionne comme une cocotte-minute émotionnelle. Chaque reproche, chaque humiliation, chaque conflit non exprimé s’ajoute dans le réservoir. Rien ne sort, tout se dépose dans les couches profondes de la mémoire affective. La secondarité maintient vivace ces blessures, la non-activité empêche de les sublimer, et l’émotivité leur donne une intensité presque insupportable.

Le soir du meurtre, la dispute fut « la dispute de trop ». Les mots d’Alexia, ses reproches, ont rouvert des années de blessures enfouies. Jonathann lui-même l’a reconnu à l’audience : « Tout est ressorti, ces années de colère, tout ce que j’ai emmagasiné… »

Il ne s’agit pas d’une explosion « soudaine » au sens strict. Le terrain était préparé depuis longtemps. La rupture, impossible à concevoir pour lui, équivalait psychiquement à une annihilation. Le passage à l’acte fut alors l’expression ultime d’un effondrement du Moi incapable de contenir davantage la pression.

Le meurtre comme fausse solution

Étrangler Alexia n’était pas un projet, mais une issue brutale à un conflit intérieur insoluble. Il voulait « qu’elle se taise », disait-il. Derrière cette phrase, on lit le désespoir d’un homme incapable d’affronter la vérité de son couple et de sa propre fragilité. Le meurtre fut une tentative désespérée de faire taire la source de ses tourments internes.

Mais une fois l’acte accompli, l’émotif redevient… émotif. D’où ces larmes, ces signes de tristesse authentique, ce chagrin réel. L’émotif-non actif-secondaire n’est pas un psychopathe froid : c’est un être hypersensible, mais prisonnier de son incapacité à transformer sa sensibilité en confrontation constructive. D’où ce paradoxe : meurtrier et triste à la fois.

Une leçon de caractérologie

L’affaire Daval montre avec une crudité tragique comment certains profils caractérologiques, laissés à eux-mêmes, peuvent devenir dangereux dans un contexte de crise. L’EnAS est vulnérable face à l’accumulation de stress. Tant que le cadre est protecteur, il s’y fond. Mais dès que le cadre menace de se fissurer, le risque d’explosion devient réel.

Comprendre cela n’excuse rien. Cela permet en revanche d’identifier un mécanisme psychologique récurrent : la violence comme débordement de tensions trop longtemps contenues. Daval n’est pas l’incarnation du mal absolu, mais l’illustration tragique d’une structure de caractère fragile, confrontée à une situation de couple destructrice.

Conclusion

Le « gendre idéal » n’a pas tenu. Non parce qu’il était pervers ou manipulateur de bout en bout, mais parce que son profil caractérologique le condamnait à l’échec face à un stress conjugal extrême.

L’émotif-non actif-secondaire peut être tendre, fidèle, attachant. Mais il est aussi celui qui, privé d’espace d’expression, accumule les rancunes silencieuses jusqu’à ce que l’implosion devienne inévitable. L’affaire Daval nous rappelle que la compréhension des structures de caractère n’est pas une spéculation théorique : c’est une grille de lecture indispensable pour prévenir, anticiper et, peut-être, éviter le pire.

 

J daval

Convergences

Le 30/08/2025

Les convergences de Freud, René Le Senne, Jean Bergeret, Charles Darwin et Paul Watzlawick : une lecture croisée de l’humain

L’histoire de la pensée psychologique et scientifique a souvent pris des chemins divergents. D’un côté, la psychanalyse freudienne, marquée par l’exploration des profondeurs de l’inconscient et des conflits psychiques. De l’autre, la caractérologie de René Le Senne, cherchant à décrire les structures fondamentales de la personnalité. À côté encore, la clinique de Jean Bergeret, attentive aux pathologies de la relation et aux modes d’organisation de la vie psychique. Mais également, l’évolutionnisme de Charles Darwin, qui replace l’homme dans la continuité biologique du vivant. Enfin, la théorie de la communication de Paul Watzlawick, ancrée dans une lecture interactionnelle et systémique.

À première vue, ces cinq penseurs n’ont pas grand-chose en commun. Freud s’intéressait aux rêves, Darwin aux pinsons des Galápagos, Le Senne à la typologie des caractères, Bergeret aux cliniques borderline et Watzlawick aux paradoxes de la communication humaine. Pourtant, si l’on gratte la surface, on découvre un faisceau de points de rencontre, qui dessinent une vision cohérente de l’homme : un être déterminé, contraint, traversé par des tensions internes et externes, fondamentalement relationnel, limité dans sa liberté mais inscrit dans une dynamique évolutive.

Je vous propose d’explorer ces convergences. Non pas pour les forcer artificiellement, mais parce qu’elles révèlent une manière commune d’aborder l’humain : non pas comme un individu souverain, mais comme un être façonné par des structures qui le dépassent.

Nous suivrons cinq fils directeurs : les structures qui déterminent l’homme, les conflits qui l’animent, la centralité du lien à l’autre, les limites de sa liberté, et enfin la dimension évolutive qui traverse sa condition.

 

L’homme déterminé par ses structures

Freud, Darwin, Le Senne, Bergeret et Watzlawick partagent une conviction fondamentale : l’homme ne se définit pas d’abord par sa liberté, mais par des structures qui le déterminent.

Freud : la tyrannie de l’inconscient

Freud a montré que l’homme est gouverné par des forces inconscientes. Le « ça », réservoir pulsionnel, agit en dehors de toute volonté consciente. Le « moi » tente de composer avec la réalité, tandis que le « surmoi » impose ses interdits. Loin d’être libre, l’homme est ainsi travaillé par des instances psychiques contradictoires. Les rêves, les lapsus, les symptômes névrotiques montrent la puissance de cet inconscient structuré.

René Le Senne : la structure caractérologique

René Le Senne a proposé une approche caractérologique fondée sur trois dimensions stables : l’émotivité, l’activité et le retentissement (primaire ou secondaire). Ces paramètres dessinent une « structure » relativement fixe, qui conditionne la manière d’être au monde. Un émotif primaire ne réagira pas comme un non-émotif secondaire : la liberté se trouve encadrée par cette trame.

Darwin : l’héritage de l’évolution

Pour Darwin, l’homme est avant tout un animal. Son comportement, ses instincts, ses émotions trouvent leur origine dans des processus évolutifs. La peur, la jalousie, la coopération, la tendance à protéger sa descendance : autant de traits qui s’expliquent par la sélection naturelle. L’individu ne choisit pas ces dispositions, il les reçoit en héritage.

Bergeret : les organisations de la personnalité

Jean Bergeret a montré que la personnalité se structure selon des organisations – névrotique, psychotique, limite – qui orientent la manière de gérer les conflits internes et externes. Ces organisations ne sont pas des choix conscients, mais des adaptations précoces à des environnements affectifs et relationnels.

Watzlawick : la prison de la communication

Pour Paul Watzlawick, l’homme est pris dans des systèmes de communication dont il ne peut sortir. « On ne peut pas ne pas communiquer » : même le silence est un message. Les relations imposent des codes et des significations qui échappent souvent au contrôle individuel.

Point commun : tous ces penseurs montrent que l’homme est déterminé par des structures – inconscientes, caractérologiques, biologiques, organisationnelles ou communicationnelles.

 

Conflits et tensions comme moteur

L’homme n’est pas seulement structuré : il est traversé par des tensions. Ces conflits constituent le moteur même de son fonctionnement psychique et social.

Freud : les conflits pulsionnels

La psychanalyse repose sur l’idée que l’homme est travaillé par des pulsions contradictoires : Eros (vie, sexualité, lien) et Thanatos (mort, destruction). Le principe de plaisir se heurte au principe de réalité. Les symptômes naissent de ces tensions jamais complètement résolues.

Bergeret : les conflits psychiques organisateurs

Bergeret a décrit comment chaque organisation de la personnalité gère les conflits. Le névrotique vit dans le conflit intrapsychique (désir vs interdit). Le psychotique gère la menace d’effondrement de l’identité. Le borderline oscille entre ces deux pôles, avec un conflit constant autour de l’abandon et de la dépendance.

Le Senne : la tension caractère/situation

Le Senne insistait sur la confrontation entre structure caractérologique et circonstances. Un caractère rigide se heurte à une situation exigeant de la souplesse, et naît alors un conflit intérieur qui oriente le comportement.

Darwin : la lutte pour l’existence

L’évolution repose sur la tension entre individus pour la survie et la reproduction. La nature est une scène de conflits permanents : prédateur et proie, individus concurrents, espèces en compétition.

Watzlawick : les paradoxes de la communication

La double contrainte (double bind) illustre la conflictualité relationnelle : « sois spontané ! », injonction contradictoire qui piège l’individu. Les relations humaines sont traversées de paradoxes inévitables.

Point commun : chez tous, l’homme est un être de contradiction, son équilibre dépend de la manière dont il gère ses conflits.

 

L’importance du lien à l’autre

Aucun de ces auteurs ne pense l’homme isolément. Tous soulignent la dimension fondamentale de la relation.

Freud : le transfert et l’amour

Freud a montré que le rapport à l’autre est fondateur : le sujet se constitue dans le regard et le désir de l’autre. Le transfert en psychanalyse révèle combien les relations passées continuent de structurer les relations présentes.

Bergeret : pathologies relationnelles

Pour Bergeret, les troubles de la personnalité sont avant tout des troubles du lien. Les borderline, par exemple, oscillent entre fusion et rejet, dépendance et haine de l’autre.

Watzlawick : les axiomes de la communication

La communication est constitutive du lien humain. On ne peut pas ne pas communiquer, chaque message porte un contenu et une dimension relationnelle, et toute interaction est ponctuée différemment selon les acteurs.

Darwin : l’origine de la coopération

Darwin voyait dans la coopération et la solidarité des instincts sociaux favorisés par l’évolution. Les groupes capables d’entraide avaient plus de chances de survie.

Le Senne : compatibilités caractérologiques

La caractérologie éclaire les affinités et les incompatibilités : certains caractères se complètent, d’autres s’affrontent. La relation dépend de ces structures profondes.

Point commun : l’homme est un être de relation, le lien à l’autre conditionne son existence.

 

Les limites de la liberté et de la conscience

Tous ces penseurs convergent sur un point dérangeant : la liberté humaine est très relative.

Pour Freud, nous croyons décider, mais c’est l’inconscient qui gouverne.

Pour Le Senne, nous croyons choisir, mais c’est le caractère qui fixe nos marges.

Pour Bergeret, nous croyons être autonomes, mais notre histoire affective nous détermine.

Pour Darwin, nous croyons être supérieurs, mais nous restons soumis aux lois biologiques.

Pour Watzlawick, nous croyons être libres, mais nous sommes pris dans des systèmes communicationnels dont nous ne maîtrisons pas les règles.

Point commun : l’homme est limité, sa liberté est un mythe réconfortant plus qu’une réalité.

 

Une vision dynamique et évolutive de l’humain

Malgré ces contraintes, ces penseurs ne décrivent pas un homme figé. Au contraire, tous insistent sur la dimension dynamique de l’humain.

Freud : l’appareil psychique est un champ de forces en perpétuel mouvement.

Darwin : l’évolution est un processus continu, qui façonne encore nos comportements.

Bergeret : les organisations psychiques sont des adaptations dynamiques à l’environnement relationnel.

Le Senne : le caractère est stable, mais il se module selon les expériences.

Watzlawick : la communication est un système vivant, toujours en réorganisation.

Point commun : l’homme est un processus, pas une essence.

 

En conclusion

Freud, Le Senne, Bergeret, Darwin et Watzlawick appartiennent à des traditions intellectuelles très différentes. Pourtant, leurs pensées se rejoignent sur plusieurs points :

L’homme est déterminé par des structures qui le dépassent.

Son existence est traversée de conflits et de contradictions.

Le lien à l’autre est fondamental.

Sa liberté est limitée.

Il est un être en mouvement, inscrit dans une dynamique évolutive.

En croisant ces perspectives, on obtient une image de l’humain bien plus complexe qu’une vision naïve de l’individu libre et rationnel. L’homme est un être paradoxal : contraint mais dynamique, limité mais créatif, toujours pris entre des déterminismes et des possibles.

Cette lecture croisée permet d’éclairer nos comportements contemporains. Face aux nouvelles pathologies du lien, aux illusions de liberté entretenues par les réseaux sociaux, ou encore aux tensions identitaires, les enseignements de Freud, Le Senne, Bergeret, Darwin et Watzlawick demeurent d’une actualité brûlante.

« Tout le monde est un meurtrier, il suffit de tomber sur la bonne personne. »

Le 22/08/2025

Dans une série, une phrase a surgi comme une gifle : « Tout le monde est un meurtrier, il suffit de tomber sur la bonne personne. »

Elle a la brutalité d’un aphorisme qui déstabilise, parce qu’elle met en lumière une possibilité que l’on préfère tenir à distance. Meurtrier ? Moi ? Vous ? Tout le monde ? L’idée n’est pas nouvelle. Depuis Freud jusqu’aux anthropologues contemporains, la question de la violence inhérente à l’humain traverse la pensée. Nous nous pensons civilisés, éduqués, protégés par la loi et les codes sociaux, mais cette phrase rappelle que sous le vernis demeure une potentialité sombre : tuer.

Est-ce vrai ? Sommes-nous réellement tous des meurtriers en puissance, attendant seulement de croiser la « bonne personne » – celle qui, par sa présence, son acte ou son emprise, déclencherait en nous la bascule ? Explorons cette idée en mobilisant la psychanalyse freudienne, la théorie de l’évolution, la psychologie comportementale et la caractérologie. Car au-delà de la provocation, cette phrase pose une question fondamentale : qu’est-ce qui sépare l’homme ordinaire du criminel ? Est-ce une barrière infranchissable, ou une frontière fragile, prête à céder sous certaines conditions ?

 

La pulsion de mort et l’héritage freudien

Sigmund Freud a introduit, en plus des pulsions de vie (Eros), une autre force fondamentale : la pulsion de mort (Thanatos). Selon lui, l’être humain porte en lui une tendance innée à l’agression, à la destruction, et ultimement, au retour à l’inanimé. Cette pulsion n’est pas toujours visible : elle est contenue, sublimée, ou dirigée vers l’extérieur. Mais elle existe, et fait partie de la structure même de la psyché.

Dans Totem et Tabou puis Malaise dans la civilisation, Freud insiste sur le rôle central de l’interdit du meurtre dans la construction de la société. L’humanité se serait constituée autour d’un meurtre fondateur, celui du père primordial de la horde, tué par ses fils pour accéder aux femmes et au pouvoir. De là naissent le totem, le tabou, et l’organisation sociale. Autrement dit : le meurtre est à l’origine de la culture, mais c’est aussi l’interdit du meurtre qui rend possible la vie commune. La civilisation repose sur cette ambivalence.

À un niveau plus individuel, Freud voit dans le fantasme de meurtre une donnée universelle. Dans le complexe d’Œdipe, l’enfant souhaite inconsciemment éliminer le rival (le père ou la mère) pour posséder l’objet d’amour. Ces désirs meurtriers sont refoulés, mais ils existent. Ils trouvent leur exutoire dans le rêve, la sublimation artistique, l’humour noir, ou encore les pulsions agressives déplacées. La phrase « tout le monde est un meurtrier » trouve ici son écho : l’inconscient humain contient en germe ce potentiel, même si la plupart des individus ne passeront jamais à l’acte.

 

Darwin, l’évolution et la violence comme stratégie de survie

Si Freud inscrit le meurtre dans la psyché, Darwin et ses successeurs l’inscrivent dans l’histoire de l’espèce. La violence n’est pas une anomalie, elle est un outil adaptatif. Les animaux, y compris les primates, tuent. Les chimpanzés mâles observés par Jane Goodall n’hésitent pas à éliminer leurs rivaux, voire à massacrer les petits d’un autre groupe pour accroître leurs chances de reproduction. La nature n’est pas tendre.

Chez l’humain, cette agressivité héritée de l’évolution persiste, mais elle est canalisée par la culture. Protéger son territoire, défendre sa progéniture, éliminer la menace : ce sont des réflexes inscrits dans notre biologie. Ce qui change, c’est que l’homme ajoute à cette violence instinctive une dimension symbolique et sociale. On ne tue plus seulement pour survivre ou se reproduire, mais aussi pour l’honneur, la vengeance, la gloire, la religion.

L’idée de « la bonne personne » trouve ici une lecture darwinienne : ce pourrait être l’adversaire qui menace notre statut, notre survie ou notre descendance. Dans certaines circonstances extrêmes – guerre, famine, agression – chacun de nous pourrait activer ces mécanismes archaïques. La civilisation est une couche fragile posée sur un socle biologique plus ancien.

 

La réactance psychologique et le déclencheur du passage à l’acte

Quittons l’inconscient et l’évolution pour aborder un concept moderne : la réactance. Formulée par Jack Brehm en 1966, la théorie de la réactance décrit la réaction émotionnelle négative qui survient lorsqu’une personne se sent privée de sa liberté d’agir. Quand on nous contraint, nous humilie, nous enferme, notre système psychologique se cabre. Et parfois, il explose.

Cette dynamique peut mener à des comportements extrêmes, jusqu’au meurtre. Pensons aux crimes passionnels, souvent déclenchés par une humiliation amoureuse. Pensons aux bagarres qui dégénèrent en drame à cause d’une insulte ou d’un geste perçu comme intolérable. Ici, « la bonne personne » n’est pas seulement un rival ou un ennemi biologique : c’est celle qui, par son action ou son existence, fait surgir en nous une intolérable frustration. Un conjoint infidèle, un supérieur abusif, un voisin harcelant…

L’explosion meurtrière devient alors l’ultime tentative de restaurer une liberté menacée. Non pas une violence programmée, mais une révolte émotionnelle brutale, souvent regrettée après coup. Cette dimension comportementale nous rappelle que le meurtre n’est pas toujours prémédité ; il peut être une réaction aiguë à une situation vécue comme insupportable.

 

La caractérologie et la différence de seuil

René Le Senne, avec sa caractérologie, a proposé une typologie des caractères humains. Selon lui, chaque individu possède une structure relativement stable, faite de trois axes : l’émotivité, l’activité, et le retentissement (primaire ou secondaire). De cette combinaison naissent différents types de caractères : colérique, passionné, sentimental, flegmatique, apathique, etc.

Appliquée à la question du meurtre, la caractérologie éclaire une donnée cruciale : nous ne sommes pas égaux face au passage à l’acte. Tous portent en eux le potentiel agressif, mais le seuil de tolérance, l’intensité des émotions et la manière de les traiter diffèrent. Le colérique explosif, émotif et primaire, réagit violemment dans l’instant. Le passionné, émotif et secondaire, rumine longtemps avant de frapper. Le flegmatique, peu émotif et peu actif, est beaucoup moins susceptible de passer à l’acte.

Ainsi, la phrase « tout le monde est un meurtrier » ne doit pas être lue comme une prédiction égalitaire. Il y a des profils plus vulnérables, d’autres plus inhibés. Mais la potentialité demeure universelle, même si sa probabilité varie fortement. Le meurtre n’est pas le privilège d’une « race de criminels », il est une possibilité inhérente à la condition humaine, modulée par le tempérament et l’histoire de chacun.

 

La violence ordinaire et la banalité du mal

Hannah Arendt, analysant le procès d’Adolf Eichmann, a forgé la notion de « banalité du mal ». Le fonctionnaire nazi n’était pas un monstre sadique, mais un homme ordinaire, obéissant aux règles, appliquant des ordres, sans distance critique. Cette observation dérange : le meurtre de masse peut être le fait de gens normaux, plongés dans un contexte particulier.

Les expériences de psychologie sociale confirment ce constat. Stanley Milgram a montré que des individus ordinaires pouvaient administrer des décharges électriques potentiellement mortelles à un inconnu, simplement parce qu’une figure d’autorité le leur demandait. Philip Zimbardo, avec son expérience de Stanford, a révélé la rapidité avec laquelle des étudiants « gardiens » devenaient violents et humiliants envers leurs camarades « prisonniers ».

Ici, « la bonne personne » peut être une autorité qui ordonne, un leader qui galvanise, ou un groupe qui dilue la responsabilité individuelle. Ce n’est pas nécessairement une figure haïssable ; ce peut être une figure banale qui, par le contexte, rend possible l’inimaginable. La violence meurtrière se banalise alors dans la routine, la conformité, la peur de déplaire.

 

Conséquences cliniques et sociales de cette idée

Si l’on admet que tout le monde peut être meurtrier dans certaines circonstances, que devient notre regard sur la criminalité ? D’un côté, cela relativise la frontière entre « eux » (les criminels) et « nous » (les gens bien). Le potentiel est universel, seule la mise en contexte change. Mais d’un autre côté, cela ne signifie pas que tout le monde va tuer. La majorité des humains vivent sans jamais franchir cette limite.

Cliniquement, reconnaître ce potentiel peut aider à travailler avec des patients traversés par des fantasmes violents. Plutôt que de diaboliser, il s’agit de comprendre, de canaliser, de transformer cette énergie. En psychanalyse, le fantasme de meurtre peut être exploré, interprété, intégré. En thérapie comportementale, des outils de gestion de la colère, de régulation émotionnelle, et de prévention des passages à l’acte sont mobilisés.

Socialement, cette idée invite à renforcer les conditions qui inhibent la violence : éducation à la frustration, régulation collective, espaces d’expression symbolique (art, sport, parole). La civilisation n’élimine pas la pulsion meurtrière, mais elle l’encadre et lui offre des exutoires moins destructeurs.

 

Pour conclure

« Tout le monde est un meurtrier, il suffit de tomber sur la bonne personne. » Cette phrase n’est pas une prophétie, mais un miroir. Elle reflète l’ambivalence de l’être humain : porteur de pulsions agressives et destructrices, héritier d’une histoire biologique et psychique violente, mais aussi capable de sublimation, d’inhibition et de construction sociale.